Dans son nouvel opus, Constance Hoffman Berman (désormais CHB) revient sur un problème historiographique majeur: Y-a-t-il eu des monastères cisterciens de moniales? Elle affirme que jusqu’en 1975, l’historiographie a refusé de prendre en compte cette partie de l’ordo cisterciensium, comme en témoignent Herbert Grundmann et Ernst Günther Krenig qui ne comptabilisent que les communautés féminines mentionnées dans les Statuta vers 1240. CHB pense que cet aveuglement des historiens s’explique par la confiance excessive qu’ils ont accordée aux sources narratives cisterciennes et aux Statuta. Elle affirme que ce n’est que vers 1975 que ces monastères cisterciens féminins ont été reconnus.

Selon CHB, l’analyse des chartes révèle au contraire l’ampleur des fondations cisterciennes minorée par les sources narratives cisterciennes. Or, des décisions des chapitres généraux font penser que les demandes d’intégration dans l’ordre par des communautés religieuses féminines étaient très nombreuses, si bien qu’après une brève période d’ouverture (1200–1228 environ), l’ordre aurait refusé de nouvelles intégrations. Pourtant les chartes montrent que la floraison féminine va au-delà de la fin du XIIIe siècle, au point que le nombre de monastères masculins et féminins serait équivalent vers 1300, mais 20% des monastères cisterciens de moniales avait disparu en 1500. Selon CHB ces abbayes furent abandonnées par leurs visiteurs après qu’une abbaye d’hommes ait capté leur patrimoine.

L’auteur insiste sur la part des dominae fondatrices de ces abbayes de moniales cisterciennes, à cause de la rareté des fondateurs potentiels morts en croisade.

S’appuyant sur la province de Sens, le Languedoc et l’abbaye parisienne de Saint-Antoine-des-Champs de Paris, CHB souligne les qualités de gestionnaires des abbesses et des nonnes et leur haut niveau social et culturel, supérieur à celui des abbés visiteurs. Cependant elle rappelle que ces communautés ont laissé moins d’archives en raison de leur accès plus difficile à l’écrit en latin.

Ces conclusions appellent un certain nombre de remarques critiques.

Le panorama historiographique fait l’impasse sur les travaux de Catherine E. Boyd et de Simone Roisin, pourtant cités dans la bibliographie, qui avaient déjà mis en question dès les années 1940 la thèse de Herbert Grundmann. De fait, le débat sur les cisterciennes avait déjà eu lieu aux Pays-Bas espagnols au début du XVIIe siècle entre Aubert Le Mire et Crisotomo Henriquez.

Au sujet des sources narratives, CHB fait l'impasse sur l’hagiographie, notamment sur les »Fragmenta« et la »Vita prima« de saint Bernard qui comportent bien des informations sur les moniales. Les deux Vitae de femmes éditées par Stefano Mula contredisent aussi la thèse d’un silence des cisterciens sur leurs consœurs1. De plus, s’il est indéniable que l’»Exordium magnum cisterciense« n’évoque aucune moniale cistercienne, il faut rappeler que Conrad d’Eberbach s’appuie sur des sources précédentes comme l’»Exordium parvum«. Il ne peut pas refléter l’essor des communautés féminines qui apparaît avec un temps de retard par rapport aux communautés masculines. En revanche, le »Dialogus miraculorum« (1219–1223) du cistercien Césaire de Heisterbach, montre plus d’une fois une image positive de religieuses2. Les sources narratives ont encore des choses à apprendre aux historiens.

Les nouveaux chiffres présentés par l’auteur sur une floraison de fondations féminines cisterciennes s’expliquent peut-être par un choix méthodologique. Alors que Brigitte Degler-Spengler exigeait trois critères pour attester de l’existence d’une communauté cistercienne: une mention au moins d’identité cistercienne dans les archives de la communauté, une charte de fondation attestant ce rattachement à l’ordre de Cîteaux et une mention de cette communauté dans les Statuta cisterciens; CHB estime qu’un seul de ces critères suffit. En outre, ces résultats reposent sur un biais méthodologique répété comme un leitmotiv tout au long du livre: seules les chartes disent le vrai. Or, la critique des sources devrait également porter sur les chartes. De plus, les sources externes sont très faiblement sollicitées, si l’on excepte l’»Historia occidentalis« de Jacques de Vitry, curieusement qualifiée par l’auteur de caricatures des divers ordres religieux.

De plus, le dépouillement des chartes est très lacunaire focalisé sur le Languedoc et la province de Sens. Pour les autres régions, CHB s’appuie sur une bibliographie incomplète: il manque pour la France, les travaux de Benoît Chauvin et d’Alexis Grelois pourtant cités dans la bibliographie, pour l’Italie, ceux de Rinaldo Comba et Guido Cariboni et pour l’Allemagne, ceux de Franz J. Felten, et les monographies publiées chez Lukas Verlag.

CHB souligne que les abbesses ne participaient pas au chapitre général et qu’elles devaient subir les visites d’un abbé. Cette sujétion féminine peut naturellement choquer à l’aune de la société occidentale de 2019, mais s’inscrit dans un contexte social médiéval où la hiérarchie entre masculin et féminin était très prégnante. De plus, CHB insiste sur le libre choix des femmes entrant dans les monastères comme une manière d’éviter les obligations de la maternité, choix possible en période d’expansion démographique et économique. On attend la démonstration qui devrait tenir compte des contraintes sociales propres au Moyen Âge et s’appuyer sur des sources précises.

Il est dommage que cette impressionnante érudition cistercienne soit mise au service d’une logique de guerre des sexes qui conduit à ignorer bon nombre de sources. La non prise en compte de la concurrence des ordres mendiants intense à partir du milieu du XIIIe siècle affaiblit encore la démonstration. On retrouve ici certains travers dénoncés dans plusieurs compte-rendus critiques de l’ouvrage précédent de CHB cité dans la préface (p. X), sans grand résultats hélas3.

1 Stefano Mula, Gossuinus’s Vitæ of Emelina and Ascelina. Edition from Florence, Laurenziana, Ms Ashburnham 1906, dans: Cîteaux. Commentarii Cistercienses 62 (2011), p. 43–57.
2 Josephus Strange (éd.), Caesarii Heisterbacensis monachi ordinis cisterciensis Dialogus Miraculorum […], 2 vol., Cologne, Bonn, Bruxelles 1851; index dans: Index in Caesarii Heisterbacensis Dialogum, Coblence 1857.
3 Constance Hoffmann Berman, The Cistercian Evolution. The Invention of a Religious Order in Twelfth-Century Europe, Philadelphie 2000. Trois compte-rendus entre autres: Brian Patrick McGuire, Charity and Unanimity: the Invention of the Cistercian Order. A Review Article, dans: Cîteaux. Commentarii Cistercienses 51 (2000), p. 285–297; Patrick Henriet dans: Le Moyen Âge 111 (2006), p. 400–403; Florent Cygler, Un ordre cistercien au XIIe siècle? Mythe historique ou mystification historiographique? À propos d’un livre récent, dans: Revue Mabillon 74 (2002), p. 307–328.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Marie Anne Polo de Beaulieu, Rezension von/compte rendu de: Constance Hoffmann Berman, The White Nuns. Cistercian Abbeys for Women in Medieval France, Philadelphia (University of Pennsylvania Press) 2018, XVI–345 p. (The Middle Ages Series), ISBN 978-0-8122-5010-7, GBP 75,00, in: Francia-Recensio 2019/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62809