Vers 1000–1025 (Charlotte Denoël, p. 55–65, contra Christophe Baillet p. 380), le scriptorium de Moissac a créé un légendier, Paris, BnF, lat. 5304 (lacunaire, d’où proviendrait le feuillet AD Tarn-et-Garonne, 3E 094-17) et Paris, BnF, lat. 17002 (incomplet). Agencés per circulum anni et réalisés au même moment comme le confirment l’homogénéité du décor (Chantal Fraïsse, p. 67–76) et les fragments mélodiques contemporains en notation aquitaine (Gisèle Clément, p. 117–127), les deux volumes contiennent les dossiers de 129 saints, composés à partir de sous-collections antérieures (par ex. de Toulouse, p. 325–343, ou d’Autun, p. 436).
Les saints orientaux et antiques dominent bien sûr, avec quelques saints plus exotiques: la présence du martyr perse Vamnes reste énigmatique (Christelle Jullien, p. 383–393). L’enjeu de l’entreprise collective dirigée par Fernand Peloux est de faire de ce livre le moyen d’une histoire culturelle de Moissac. En plantant le décor, Didier Panfili pose le problème principal (p. 19–51): le patrimoine moissagais se constitue entre 930 et 960. Il reste très modeste avant l’affiliation à Cluny sous l’abbatiat de Durand (1048–1072). L’apogée patrimonial et culturel de Moissac, avec invention d’une fondation mérovingienne et construction du cloître, dépend de cette réforme. Le légendier est donc le témoin d’une époque préclunisienne oubliée ou oblitérée, et seule l’observation »de l’intérieur« (F. Peloux, p. 77–115) révèle son contexte de création.
Il s’agit d’un temps d’ignorance et d’incurie pour Monique Goullet (p. 153–191), qui s’émeut que des textes fautifs aient été copiés sans correction suffisante ni coordonnée: »si les modèles anciens, portant encore des traits mérovingiens […] ont été copiés au début du XIe siècle, après qu’on les a laissé moisir un temps difficile à imaginer, je conclurais volontiers qu’il n’y avait pas de pilote dans le scriptorium« (p. 174). Et sans pilote, les scribes sont seuls face à une langue latine qu’ils ne maîtrisent pas (voir Sabine Fialon sur les erreurs de la »Passio Marcianae«, BHL 5256, p. 409–411, et les tableaux sur le vif de Michel Banniard, p. 202, 206): ils dépendent entièrement de la qualité et de l’hypotexte et de l’antigraphe (Ibid. p. 216 au terme d’une étude détaillée de la »Vita Desiderii«, BHL 2143). Ce contexte de rusticitas rend improbable qu’on ait créé des textes à l’occasion de la fabrication du légendier (hypothèse prudemment évoquée par A.-V. Gilles-Raynal à propos de la »Passion« interpolée de saint Saturnin, Sources hagiographiques de la Gaule avant l’an Mil (SHG) XII–4, p. 332–333, mais peu probable). Moissac aura plutôt archivé des libelli hagiographiques, peut-être en lien avec son trésor de reliques (pour Philibert, voir Fernand Peloux, Taiichiro Sugizaki, Emmanuel Moureau, p. 478–507).
Le contenu global du légendier dépend donc davantage d’une accumulation sur le temps long que d’un projet idéologique; et c’est bien en tant que création empirique et enregistrement d’un état »archaïque« (Charles Mériaux, p. 417–437) qu’il révèle une culture régionale. François Dolbeau a pointé déjà sa proximité avec l’une des sources de l’Anonyme lyonnais: il confirme par un autre biais sa dépendance à l’égard de collections aquitaines carolingiennes (édition de la liste Vaticano, BAV, Pal. Lat. 153, IXe s., p. 219–230). Le légendier tire aussi profit d’une collection wisigothique, tout comme le passionnaire hispanique (Fernand Peloux, p. 129–152; Sabine Fialon, p. 406–407). Il dépend de modèles qui ont circulé dans le Massif central, comme le légendier Paris, nouv. acq. lat. 2663 (bons arguments de Fernand Peloux pour y voir un légendier de Chanteuges, p. 87–90).
Cela n’empêche pas que des pièces isolées aient été ajoutées avec des intentions plus politiques, et notamment du fait de l’engagement de Moissac du côté des comtes de Toulouse contre les prétentions gasconnes (Anne-Véronique Gilles-Raynal, p. 340–343). Christophe Baillet (p. 345–380) interprète ainsi les silences de la collection comme des omissions volontaires et la présence d’un texte rare (»Vita Licerii«, BHL 4916) comme un pastiche contemporain en faveur de la paix de Dieu en Couserans. Il n’a pas convaincu Michel Banniard (p. 205–207).
Reliquat d’une époque révolue, le légendier ne peut pas trouver d’utilisation liturgique immédiate dans le Moissac clunisien, où bien d’autres manuscrits hagiographiques sont copiés au XIIe siècle (Fernand Peloux, p. 441–478): on mesure alors la distance entre l’ancien légendier de type trésor, et ces manuscrits hagiographiques plus fonctionnels des XIe–XIIe siècles. Malgré cette qualité de réceptacle de textes devenus rares, le légendier de Moissac n’a pas d’influence régionale directe (Hiromi Haruna-Czaplicki, à propos de Paris, BnF, lat. 3809A–5306 et Toulouse, BM, 477, 478 et 479, p. 231–287; Agnès Dubreil-Arcin sur le même légendier des Jacobins en trois volumes, p. 289–322; tradition indirecte insiste Sabine Fialon, p. 407–416). Il reste un trésor pour le chercheur contemporain et l’entreprise dirigée par Fernand Peloux une enquête d’une générosité exemplaire.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Marie-Céline Isaïa, Rezension von/compte rendu de: Fernand Peloux (dir.), Le légendier de Moissac et la culture hagiographique méridionale autour de l’an mil, Turnhout (Brepols) 2019, 580 p., 52 ill. en n/b (Hagiologia. Études sur la sainteté et l’hagiographie – Studies on Sancticity and Hagiography, 15), ISBN 978-2-503-58174-3, EUR 95,00., in: Francia-Recensio 2019/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62822