Les publications qui s’intéressent à l’espace maritime médiéval ne sont pas si nombreuses, même s’il ne faut pas oublier l’ouvrage fondateur de Michel Mollat, »L’Europe et la mer« (Paris 1993), curieusement ignoré ici. Pari osé, »Le Bathyscaphe d’Alexandre« tente, parmi d’autres travaux récents, de pallier ce manque. Écrit à 26 mains, il est le fruit de 13 sensibilités différentes, mêlant le regard de six historiens et sept littéraires, sans que jamais aucun nom ne soit attaché à un chapitre en particulier. L’auteur reste collectif: l’association de jeunes chercheurs médiévistes, Questes, créée en 2001. Rien de classique dans cet ouvrage donc, pas même son format. L’objet est de taille modeste, pour un total de seulement 211 pages, qui doivent se comprendre à la lumière du projet porté par les auteurs: offrir une synthèse solide de l’état des connaissances sur le sujet. Il ne faut donc pas s’attendre à un livre de recherche, comme en témoigne le choix de rejeter les notes, en nombre limité, en fin d’ouvrage.

Derrière ce titre surprenant, »Le Bathyscaphe d’Alexandre« – toutefois éclairé par le sous-titre –, se cache un projet ambitieux: proposer une histoire des rapports de l’homme à la mer, sous toutes ses facettes, pour toute la période médiévale – »grande époque de la multiplication des mers« (p. 8) – et tous les espaces, des rivages méditerranéens aux littoraux septentrionaux, en passant par la façade atlantique.

Pour ce faire, six chapitres thématiques développent chacun un aspect des relations de l’homme avec la mer, lieu de tous les fantasmes, »espace de l’incertitude« (p. 20), après une belle introduction rappelant à la fois la dimension affective de la mer, mais aussi son aspect changeant. Sa perception est fortement marquée par les motifs bibliques, comme le rappelle le chapitre 1, »Percevoir la mer«, qui met bien en lumière l’ambivalence de la mer, »à la fois objet de terreur et de fascination« (p. 22), et revient, à travers la symbolique du sous-marin d’Alexandre, sur l’énigmatique titre de l’ouvrage. Redoutée de tout temps pour ses périls, la mer n’en est pas moins intensément parcourue, comme l’évoque le chapitre suivant, »Prendre la mer«, qui est l’occasion de présenter quelques découvertes récentes, comme les épaves byzantines de Yenikapi à Istanbul, et de décrire les différents types de navires, les conditions de navigation ou encore l’apparition des cartes maritimes et portulans au tournant des XIIIe et XIVe siècles.

Le chapitre »Vivre en mer: horizons et dangers« s’ouvre sur le problème des sources: peu nombreuses sur le sujet, elles nous présentent les navires comme de »véritables microcosmes flottants« (p. 78), marqués par la promiscuité, le froid, l’humidité, les maladies, auxquels s’ajoutent les attaques de pirates et corsaires en tous genres. Dans le cinquième chapitre, »La mer nourricière«, ce sont les ressources contenues dans les profondeurs marines (poissons, corail, encre de seiche …) mais aussi la mer comme surface permettant les échanges et circulations qui intéressent les auteurs, qui s’attardent en particulier sur la symbolique du poisson et les perceptions complexes et polysémiques liées à sa consommation. »Considérer des individus qui, pour l’essentiel, ne mirent jamais le pied sur une embarcation« (p. 123), tel est l’objet du chapitre »Ports et sociétés littorales«, présentés comme des interfaces avec l’arrière-pays et des lieux de brassage.

Les spécificités de la vie en milieu littoral sont rappelées, ainsi que les évolutions et l’anthropisation de ce dernier, à travers notamment le mouvement de poldérisation. Enfin, le chapitre intitulé »À qui la mer« s’ouvre sur quelques exemples de batailles navales médiévales, afin de souligner »l’impossible domination de l’espace maritime« (p. 151). En dépit de tentatives pour établir des empires à cheval sur plusieurs mers (à l’image de l’empire anglo-danois de Knut au XIe siècle), au moyen soit d’une flotte puissante, soit d’un réseau de comptoirs et de ports, soit d’une alliance entre cités marchandes (comme la Hanse), la mer reste »une barrière pour la plupart des pouvoirs« (p. 153). Mais c’est aussi »un espace à contrôler et à taxer« (p. 153), un espace enfin à délimiter, notamment au moyen du droit maritime – qui s’édicte toutefois depuis la terre –, avec tous les problèmes de compétence que cela peut soulever.

L’évocation du traité de Tordesillas (1494), par lequel le pape divisa les mers et partagea le monde entre Castille et Portugal, puis celle du pamphlet »La liberté des mers« d’Hugo Grotius (1609) permettent de terminer sur la naissance du droit maritime international, fortement marqué aujourd’hui encore par les héritages médiévaux et modernes. La conclusion, en écho à l’introduction, revient sur les représentations et constructions mentales, rappelant l’ambivalence de l’image de la mer, dangereuse, déchaînée, mais aussi exploitée, maîtrisée: véritable »miroir« et »espace […] de réflexivité« (p. 179).

Quelques regrets toutefois en refermant ce livre, à commencer par les supports visuels: on appréciera le cahier iconographique central en couleurs, mais pourquoi seul le port de Gênes a droit à une représentation cartographique? Une carte globale, toujours délicate sur une large période, mais qui permettrait de visualiser mers et lieux cités, aurait été appréciable, surtout dans un ouvrage de diffusion scientifique. L’ambition initiale (couvrir toutes les mers durant tout le Moyen Âge) conduit inévitablement à des raccourcis: des expressions telles que »au Moyen Âge«, »dans le monde médiéval« font mal ressortir la diversité de la période et le parti pris thématique masque une grande partie des évolutions.

En outre, en dépit de cette volonté de couvrir l’ensemble de la période et des espaces, la Méditerranée et le Moyen Âge central et tardif restent les mieux représentés. Cela tient aux sources, mais pas seulement: cela s’explique aussi par la formation et la sensibilité des auteurs. Certaines thèses un peu datées, comme celle d’Henri Pirenne (p. 124), mériteraient d’être complétées par les apports de travaux plus récents, prenant davantage en compte la multiplicité des facteurs dans les phénomènes économiques. De façon générale, certains titres récents et ouvrages de référence pourraient utilement compléter les notes et la bibliographie finale: on pense à Élisabeth Ridel pour les questions de lexique (p. 54), Sauro Gelichi pour Venise et les cités lagunaires (p. 144) ou encore Søren M. Sindbæk pour les échanges à longue distance dans les mers nordiques au haut Moyen Âge.

Plutôt bien étayé en matière de textes, l’ouvrage reste plus faible sur les questions archéologiques: on préfèrerait trouver les noms d’Ole Crumlin-Pedersen ou Éric Rieth, plutôt que celui de Régis Boyer, à propos de l’archéologie maritime et des techniques de navigation en Europe du Nord au haut Moyen Âge (n. 112). Quelques schémas de bateaux pourraient par ailleurs utilement compléter le propos sur le sujet. La formation des auteurs, littéraires pour plus de la moitié d’entre eux, explique en grande partie ces biais: les passages sur les sources littéraires et les questions de perception et les représentations restent ainsi, à nos yeux, les meilleurs.

Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage collectif, véritable invitation au voyage (maritime, bien entendu), a rempli sa mission, en invitant le lecteur à ne »pas oublier, dans ce Moyen Âge terrien et terrestre, la place fondamentale de la mer« (p. 179).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Lucie Malbos, Rezension von/compte rendu de: Questes, Le Bathyscaphe d’Alexandre. L’homme et la mer au Moyen Âge, Paris (Vendémiaire) 2018, 213 p., 8 p. de pl. en coul. (Chroniques), ISBN 978-2-36358-312-3, EUR 21,00., in: Francia-Recensio 2019/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62823