Déjà auteure d’un volume paru dans la même collection (Gallica, 20) privilégiant une approche littéraire de textes de divers genres mis au service du traitement de thèmes variés comme la cécité et sa thérapie dans la poésie française et italienne du Moyen Âge tardif, Julie Singer consacre le présent livre aux maladies mentales (démence mais pas seulement, malgré le sous-titre au triple M) comme objet de discours et de représentations figurées, qu’elles soient verbales (métaphores, allégories …) ou iconographiques. L’idée maîtresse de l’auteure est celle d’une représentation mécanique du dysfonctionnement de l’esprit, conçu en terme de rouille censée corroder le cerveau malade.
Après une très longue introduction rappelant comment les médecins et les savants médiévaux comprenaient d’une part les pathologies mentales, maladies organiques intégrées au système humoral, et d’autre part le phénomène de la corrosion (mot apparenté à la fois à »ronger« et à »ruminer«), le premier chapitre revient en détail sur les rapports entre métal et créature humaine, thème propice à une créativité langagière et imaginaire explorée de près, à commencer par le mot »engin« désignant à la fois l’intellect et la machine. Puis Julie Singer envisage, à travers Jean de Salisbury, Vincent de Beauvais, Philippe de Mézières ou Christine de Pizan, les discours politiques, moraux et poétiques forgés pour décrire les atteintes du corps politique et celles de l’esprit princier.
Péchés et vices sont représentés comme rouille attaquant, grippant ou engourdissant les vertus nécessaires au bon gouvernement de soi ou des autres. La machinerie corrodée sert d’image commune à la description des maux psychiques et socio-politiques. La statue de Nabuchodonosor (Dan. II) servant de thème à maintes réflexions de temps de crise (voir Digulleville au milieu du XIVe s., Gerson au début du XVe s. ou Salmon) représente à la fois le roi et le corps politique. Elle est composée de différents métaux.
L’auteure essaie de discerner des inflexions dans ces représentations, ces réseaux métaphoriques, ces allégories. Alain Chartier ne raisonne plus comme Guillaume de Digulleville, appelé tout au long du livre, sauf p. 77 et p. 140, »Deguileville«, selon une variante manifestement en cours dans la médiévistique anglo-saxonne. De la rouille incapacitante, image utilisée pour euphémiser la maladie de Charles VI, on passe à la »rouille d’oubliance« s’emparant de l’esprit en proie aux souffrances mentales (mélancolie) qu’engendrent les malheurs des temps et dont seule l’espérance peut le délivrer, à condition que la mémoire à dégripper revienne au patient. Julie Singer conclut l’ouvrage par une ouverture sur les écrits de Charles d’Orléans et George Chastelain qui infléchissent à leur tour et en des directions opposées la métaphore décidément plastique de la rouille.
La connaissance très fine de la production littéraire savante que détient l’auteure, la virtuosité de ses raisonnements, la conjugaison de plusieurs approches, la mise en évidence de cette mécanique de la corrosion, contemporaine de l’essor des automates (c’est le temps des horloges dont les roues crantées ressemblent aux roues de fortune des miniatures), et de manière générale la relecture des métaphores métalliques appliquées à la souffrance et à la déficience mentales sont à mettre à l’actif de l’ouvrage qui montre bien l’enchevêtrement des discours savants et des discours poétiques opportunément contextualisés.
Avouons toutefois que son angle d’approche très littéraire, sa densité parfois conjointe à une certaine répétitivité, l’instabilité de l’objet étudié (la folie n’est pas la déficience mentale, ni la mélancolie du poète, ni le péché) déroutent le lecteur historien. Les jeux d’esprit des médiévaux comme les spéculations critiques de l’auteure paraissent parfois un peu en suspension, comme flottant dans l’air. Le recenseur n’est pas pleinement convaincu de cette »nouvelle voie de questionnement« sur ce qu’était la perception de la maladie mentale à la fin des temps médiévaux. Outre le fait qu’elle ignore quelques travaux récents comme ceux de Maud Ternon et affirme abusivement que le problème de la »puissance sans sens« (Chartier) ait dû attendre 2018 pour être posé, l’ouvrage manque de limpidité. La profusion de pistes ne débouche pas toujours sur leur exploitation concrète.
L’idée répandue depuis l’Antiquité selon laquelle le sang attaque le fer n’est pas mise à l’épreuve des malheurs du temps de Charles VI: un lien fut-il établi entre la guerre civile sanglante – assimilée à la »forsenerie« par Christine de Pizan – et la rouille s’attaquant à son esprit? L’incorruptibilité de l’or, métal royal par excellence et composant la tête de la statue de Nabuchodonosor, paraît au cœur du sujet alors qu’elle n’est mentionnée qu’en note de bas de page, puis revient un peu plus loin avec l’idée que le roi mal conseillé n’a plus une tête d’or.
Mais Julie Singer explique ensuite que la pathologie royale provient de ce que sa tête est organique et non semblable au métal. Que dans sa folie Charles VI se soit cru devenu objet de verre et qu’il se soit mortifié avec un objet de fer ne signifient pas sa mutation métallique. On saisit mal en quoi la rouille venant gripper la roue de fortune précipite la chute des gens assis en son sommet à moins de supposer que leur âme pécheresse et donc »enrouillée« a contaminé et fragilisé la structure de la roue. Que le verbe machiner, en français ou en latin, revienne souvent sous la plume du Religieux de Saint-Denis ne veut pas dire forcément l’essor d’une perception mécanique de la société politique. Vers 1100, les chroniqueurs emploient déjà le mot.
Le glissement sensible, en fin de livre, de la souffrance psychique du prince aux états d’âme du poète (qui certes a pu aussi être prince et pâtit des troubles du »corps de policie«) et au langage poétique ou politique (il est des mots corrosifs) fait perdre le cap. Sans doute quelques schémas permettant de visualiser les réseaux métaphoriques et les intertextualités eussent fluidifié la lecture.
Mais au total, l’ouvrage traite moins d’un problème historique que d’une question stylistique répétée dans l’épilogue: qu’est-ce qu’une métaphore et comment crée-t-elle du savoir? Julie Singer a tenté de la résoudre à travers l’exemple de la métaphore de la rouille, outil utile pour visualiser et rendre intelligible la folie du roi comme le délabrement du corps politique. Peut-être atteint d’une rouille cérébrale l’ayant empêché de comprendre un propos très touffu et virevoltant où les métaphores enchâssées finissent par donner le vertige, le petit engin de l’historien a beaucoup peiné à suivre la démonstration.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Franck Collard, Rezension von/compte rendu de: Julie Singer, Representing Mental Illness in Late Medieval France. Machines, Madness, Metaphor, Cambridge (D. S. Brewer) 2018, XII–360 p., 7 fig. (Gallica, 43), ISBN 978-1-84384-512-6, GBP 60,00., in: Francia-Recensio 2019/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62826