L’une des nombreuses découvertes que l’on doit mettre au crédit de Bernhard Bischoff est l’attribution à Walahfrid Strabon de la plume principale du ms. Saint-Gall, Stiftsbibl. 878 (une compilation de textes d’école, baptisée depuis son »Vademecum«). Wesley M. Stevens propose de ce manuscrit un examen original, construit comme une biobibliographie de Walahfrid. L’auteur suit les quatre grandes phases de rédaction identifiées par Bischoff (W I–IV), qu’il affine en subdivisions (W III a–b et W IV a–c, voir p. 47–48, 175), en mettant en lien le travail de compilation du »Vademecum«avec la trajectoire personnelle de Walahfrid, d’abord comme élève et jeune maître à Reichenau et Fulda, puis comme maître à la cour de Louis le Pieux.
L’ouvrage commence par un inventaire du contenu du manuscrit (p. 28–45), puis par une description paléographique de l’écriture de Walahfrid et de son évolution (p. 47–68). L’auteur a réalisé pour cela une reproduction typographique précise des graphies, ligatures et abréviations. Il n’oublie pas de préciser que d’autres plumes assistent Walahfrid (p. 61): on regrette que des conclusions précises ne soient pas tirées de ce travail d’atelier et des rapports entre Walahfrid et ses collaborateurs. Les chapitres successifs décrivent tantôt l’activité intellectuelle de Walahfrid au miroir du manuscrit, en insistant surtout sur le comput (seul le ch. IV, p. 73–89, aborde vraiment la grammaire et autres disciplines), tantôt brossent une esquisse plus historique de sa biographie, notamment son séjour à la cour pendant la guerre civile (830–834). De riches annexes occupent la moitié du volume et proposent une transcription complète du calendrier de Fulda (A) et de textes de comput (C et D) copiés dans le »Vademecum«, avec divers index et concordances (E–G).
Le comput est aussi étranger à la plupart des médiévistes aujourd’hui qu’il était familier aux intellectuels du haut Moyen Âge, pour lesquels il représentait un enjeu crucial, non seulement pour le calcul de la date de Pâques, mais pour se situer dans une chronologie exacte de la Création. C’est tout le mérite de W. M. Stevens d’offrir au lecteur de longues explications de son fonctionnement, même si elles ne sont pas à la portée du premier venu. C’est également son mérite de situer le travail de Walahfrid dans son contexte savant: la production de nouveaux manuels de comput, couronnés par celui de Raban. Il décrit Walahfrid puisant dans une grande variété de manuels, dont le contenu, compilation après compilation, finissait par se recouper: il dénichait dans chaque nouveau manuel les extraits qui lui faisaient encore défaut, en particulier de Bède (p. 165). Le travail minutieux de W. M. Stevens pour trouver les manuscrits-sources des compilations de Walahfrid, aux différents endroits où sa carrière l’a mené, ne produit hélas pas de résultats probants: mais ce résultat négatif reste un résultat et le matériel rassemblé est utile (p. 163).
Malgré ces mérites, l’ouvrage souffre de défauts qui remettent en cause radicalement sa crédibilité, sur un thème technique où le lecteur a particulièrement besoin de faire confiance à un auteur. Il y a d’abord un problème structurel. L’idée d’une biographie archivistique, sur la base du manuscrit personnel, est stimulante. Malheureusement, il n’y a parfois plus aucun lien entre les passages historiques du livre et le »Vademecum« (par exemple l’essentiel du chapitre VII). L’auteur cède au plaisir de longues listes et énumérations qui n’apportent rien au sujet. Dès la première page, ouvrant un chapitre introductif sur la renaissance carolingienne, on rencontre une interminable liste (56 noms!) de centres culturels. On s’étonne d’y apprendre que Soissons, Paris ou Tours sont des new towns; ou que Böddeken, Massay, Kitzinger, Scharnitz, Heidenheim et Disentis méritent de figurer dans une sélection des écoles carolingiennes (mais est-ce encore une sélection?). Les notes de bas de page de ce chapitre, sur un thème qui n’est pas exactement une friche historiographique, ne citent que l’auteur, qui a fait le choix de parler de soi à la troisième personne (p. 161).
Le lecteur trouvera beaucoup d’autres pages où l’on a succombé aux charmes de l’inventaire ou de la digression. L’auteur en est parfois réduit à constater que le »Vademecum« n’a pas gardé la moindre trace de ce dont son chapitre vient de parler (par exemple p. 150). Il s’est convaincu (p. 122 et suiv.), malgré Irmgard Fees et Philippe Depreux, que Walahfrid avait été principalement occupé à la cour comme précepteur de Charles le Chauve; il échoue pourtant à établir un rapport (voir par exemple p. 151) entre le contenu du »Vademecum« et l’éducation du jeune prince (rappelons qu’il s’agit de comput …), à l’exception d’un jeu figurant p. 227 du manuscrit, dont le lien avec Charles n’est en rien prouvé (p. 122). Le lien entre les passages historiques du livre et le »Vademecum« est donc fragile.
Ce reproche serait injustifié si ces digressions se valaient par ce que l’on y apprend, ou par la couleur qu’elles donnent au contexte. C’est précisément là que le livre pose un problème sérieux: les erreurs et même les incongruités qu’il multiplie. Inexplicablement, l’auteur s’est persuadé qu’il fallait, dans son texte en anglais, toujours écrire les noms des Carolingiens en allemand (Ludwig der Fromme, Karl der Kahle …). Cela n’empêche pas Lothar d’être éphémèrement rebaptisé »Lothair« (p. 150). D’autres langues font de fugaces apparitions; Abbey de Saint-Quentin (p. 157), Roma (p. 85). L’auteur s’est aussi convaincu qu’il était opportun de toujours appeler Alcuin de son nom anglo-saxon Ealhwine. Il appelle les Welf Hwelf (p. 111); Arn de Salzbourg »Arno« (p. 130); Ermentrude »Hermentrada« (p. 119); Thégan »Theganbert« (p. 113); Ermold le Noir »Erleboldus« (p. 74, n. 5). Le pagus d’Hesbaye est rebaptisé »Hexbaye« (p. 111) … Ces fantaisies affectent gravement la crédibilité du propos.
Mais ce qui la ruine irréparablement, ce sont des erreurs indignes de leur auteur, que l’on n’accepterait même pas chez les étudiants. D’abord, le latin, langue des sources, n’est pas épargné. Flodoard est l’auteur d’une »Historia Remensis ecclesia« (p. 136, n. 24); Raban rédige un commentaire in librum Regiorum (p. 118); exitalis commenti molimina devient exitalis commute molimina (p. 136). On épargne aux lecteurs et lectrices les coquilles (ou la typographie, voir p. XXX), car les erreurs sont aussi, et surtout, événementielles. Certaines sont sans importance: par exemple, Gottschalk n’est pas emprisonné à Orbais (p. 92, n. 2), mais à Hautvillers. Mais les bras nous en tombent d’apprendre que Bernard de Septimanie était chancelier (p. 133); qu’Hilduin était abbé de Corbie (p. 98), Helisachar, évêque (sic) de Cologne (p. 137) et Hilduin, archevêque (p. 138); que Raban Maur a été fait évêque (sic) de Mayence en 842 (de fait, rares sont les archevêques à n’être pas rétrogradés au rang de bishop dans ce livre) (p. 153); que Lothar et Ludwig étaient des step-brothers (au lieu de half-brothers) de Karl (p. 145); et, pour couronner le tout, que Lothar, Pippin et Ludwig se sont révoltés contre leur père en 828 et 829 (p. 117).
On reste sidéré qu’un éditeur comme Brepols et une collection comme les »STT« aient publié ce livre en l’état. Le comité éditorial n’a pas pris conscience qu’il partage la responsabilité du résultat. C’est d’autant plus navrant que ce livre a connu une gestation lente (p. VII–VIII) que cette publication précoce vient gâcher. Il peut être lu avec profit: mais il ne saurait être mis qu’entre les mains de lecteurs et lectrices vigilants et déjà spécialistes, sachant d’avance quoi y trouver. On ne peut plus désormais qu’attendre les résultats des travaux de Richard Corradini sur le »Vademecum« de Walahfrid.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Warren Pezé, Rezension von/compte rendu de: Wesley M. Stevens, Rhetoric and Reckoning in the Ninth Century. The »Vademecum« of Walahfrid Strabo, Turnhout (Brepols) 2018, XXXVIII–408 p., 15 b/w ill. (Studia traditionis theologiae. Explorations in Early and Medieval Theology, 24), ISBN 978-2-503-56553-8, EUR 75,00., in: Francia-Recensio 2019/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62827