L’ouvrage de Mathilde Arnoux s’adresse à des spécialistes de l’histoire de l’art qui s’intéressent à l’époque de la guerre froide. En effet, elle dresse le bilan de la recherche poursuivie et financée par une ERC Starting Grant avec de jeunes chercheurs, doctorants et doctorantes en Allemagne, en France et en Pologne autour d’un concept évocateur: »À chacun son réel«. Il s’agit de comparer les manières de voir et de penser des objets communs ainsi que les actes créatifs à l’Ouest comme à l’Est sur une période allant de 1960 à 1989.
Mathilde Arnoux propose un angle d’approche avec une réflexion méthodologique portant d’une part sur les relations artistiques, d’autre part sur les liens entre art et réalité. Dans un premier temps, il s’agit de rappeler les recherches sur les méthodes de l’histoire de l’art dans les pays de l’Est sans pour autant tomber dans une analyse caricaturale et simpliste du système, tel qu’il est souvent vu de l’Ouest. Tout en s’intéressant aux structures du pouvoir, il faut demeurer réceptif à la capacité d’adaptation des individus face aux directives qui leur viennent d’en haut. Ceci permet de distinguer entre les discours officiels et les initiatives individuelles, entre les institutions et les scènes artistiques et d’établir des différences entre les pays du bloc de l’Est.
Le point de vue peut être comparatif pour mettre l’accent sur des parallélismes entre les démarches des artistes, les thèmes de leurs œuvres et les points communs entre les diverses créations. Il peut aussi s’agir d’étudier les relations artistiques du point de vue de la circulation des œuvres dans un contexte de réception pour en reconnaître l’hétérogénéité. On se trouve alors dans le domaine de l’histoire croisée qui »met au premier plan les processus d’interaction, de constitution, de transformation« (p. 36). Il s’y ajoute les apports des recherches de la sociologie pragmatique.
Après cette réflexion théorique, Mathilde Arnoux propose trois études de cas dans trois pays différents pour lesquelles les notions de réel et de réalité sont centrales. Le premier exemple présente la France et les deux Allemagnes en 1981 lors d’une exposition organisée au musée d’Art moderne de la Ville de Paris »Art Allemagne Aujourd’hui« avec des œuvres de Joseph Beuys, Wolf Vostell, Sigmar Polke, Gerhard Richter, Hanne Darboven, Blinky Palermo, Klaus Rinke, Georg Baselitz entre autres. Puis la même année, quelques mois plus tard, une autre exposition, »Peinture et gravure en République démocratique allemande«, se tient au même endroit. Il faut aussi se souvenir des accords culturels élaborés par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt en février 1981 et de la signature d’un accord culturel entre France et RDA en 1980 avec la promesse de l’ouverture de centres culturels dans les deux pays.
Pour l’Ouest, l’analyse du catalogue permet de souligner l’originalité des pratiques artistiques autour de la césure des générations d’avant et d’après 1968. Pour la présentation de l’art en RDA, le conservateur responsable de l’exposition garde de toute évidence ses distances alors que la manifestation est très soutenue par les responsables des relations culturelles. Les exposés du catalogue ont pour objet de montrer que c’est le réalisme – le réalisme socialiste édicté en norme – qui sous-tend l’identité de la RDA.
Dans un deuxième temps, des critiques français et polonais interviennent lors d’un congrès international à Varsovie au début des années 1960. On ne peut que constater les différences d’interprétation et les malentendus qui apparaissent entre eux lors d’un débat commun poursuivi en anglais et en français et organisé par l’AICA (Association internationale des critiques d’art) et se tenant en 1960 pour la première fois dans un pays de l’Est. C’est l’occasion pour les participants de débattre du rôle des milieux nationaux dans la formation de l’art. Les critiques invités se voient offrir tout un programme de visites d’expositions, de galeries, de musées, le tout organisé par la section polonaise de l’AICA et destiné à mettre en évidence la libéralisation du régime depuis la mort de Staline. Pourtant, les participants ne manifestent guère d’intérêt devant les tentatives d’émancipation des artistes polonais à l’égard de Moscou. Certes, certains aspects de la scène artistique polonaise sont découverts à l’étranger, mais pas les courants profonds qui traversent le pays.
Enfin, dans un troisième temps, la réflexion se poursuit avec l’étude des relations entre la galeriste polonaise Anka Ptaszkowska et l’artiste français Daniel Buren au tournant des années 1970. Leur rencontre montre des similitudes dans leurs approches. Mais le sentiment de partage demeure bien fragile. En effet, en Pologne, le bureau de la censure étudie tout ce qui est destiné à être publié et organisé par la galerie. Pour les artistes qui ne prennent pas ostensiblement parti contre le régime, il existe cependant peu de restrictions depuis le dégel. Anka Ptaszkowska découvre les écrits de Daniel Buren dans »Les Lettres françaises« en 1967. Son analyse selon laquelle les discours et les institutions conditionnent l’art rejoint les centres d’intérêt de la galeriste et sa volonté de constituer un programme critique et de prendre position. Tous deux reconnaissent le poids de l’idéologie sur l’art. Mais Anka Ptaszkowska est plus défiante par rapport aux buts utopiques des pratiques artistiques et à leurs possibles dérives.
On constate que Mathilde Arnoux ne désire pas proposer une synthèse entre les points de vue évoqués. Elle préfère mettre en évidence la diversité des rapports complexes établis entre les différents acteurs du domaine artistique et les pouvoirs pour éviter toute instrumentalisation. Il faut aussi constater que cet ouvrage n’est pas de lecture facile pour de non-spécialistes puisqu’il n’offre pas de résumé de la politique culturelle poursuivie dans les pays et les systèmes évoqués, ni de définitions claires des concepts traités, en premier lieu celui du »réalisme socialiste«.
Enfin, une remarque qui s’adresse malheureusement à presque tous les ouvrages universitaires traitant de l’art. Les reproductions en noir et blanc ne permettent pas de se représenter les œuvres surtout quand elles sont de très mauvaises qualité comme, par exemple, celle du »Fleuve de l’art allemand« de René Block où il est pratiquement impossible de déchiffrer les noms des différentes sources dont se nourrit l’art allemand.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Anne-Marie Corbin, Rezension von/compte rendu de: Mathilde Arnoux, La réalité en partage. Pour une histoire des relations artistiques entre l’Est et l’Ouest en Europe pendant la guerre froide. Préface de Jacques Leenhardt, Paris (Éditions de la Maison des sciences de l’homme) 2018, 2012 p., 13 ill. (Passerelles), ISBN 978-2-7351-2441-1, EUR 12,00, in: Francia-Recensio 2019/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62875