Rares sont les films allemands, documentaires ou fictions, qui trouvent leur chemin dans les salles de cinéma en France. Il est donc d’autant plus nécessaire de (mieux) faire connaître une production qui mérite l’attention d’un public et de chercheurs dépassant le seul cercle des germanophones et germanophiles. L’ouvrage collectif présenté ici est ainsi plus que bienvenu et la qualité de ses contributions lui permettra sans aucun doute de devenir une référence dans le domaine.

Comme le rappelle dans son introduction Hélène Camarade, un double constat est à l’origine de l’ouvrage: si la RDA est devenue en Allemagne »un phénomène médiatique«, »l’Allemagne unifiée est toujours un pays à la mémoire divisée« (p. 12) où »le passé de la RDA [se trouve] constamment renégocié« (selon Martin Sabrow, cité p. 22). L’enjeu des 16 contributions est ainsi d’analyser les représentations médiatiques de la RDA et de tenter de comprendre comment le cinéma a contribué à l’émergence d’une »culture mémorielle« et à »la construction d’une unité intérieure« (Thomas Lindenberger, p. 87). Il s’agit de resituer la sortie et la réception des films dans les débats identitaires et mémoriels qui ont eu lieu depuis l’unification en Allemagne.

Pour cela, chercheurs et chercheuses français et allemands, spécialistes ou non de cinéma, ont croisé leurs regards et leurs approches méthodologiques de civilisationnistes, littéraires et historiens. Certes, l’influence de Marc Ferro est explicite: le film permet non seulement de rendre compte des débats identitaires et des débats mémoriaux, mais il peut même devenir agent de l’histoire. Il ressort cependant de la lecture une diversité de perspectives très stimulantes, présentées en six chapitres thématiques rendant bien compte de ces approches multiples: études quantitatives et qualitatives, à partir d’un corpus large ou se concentrant sur l’œuvre d’un cinéaste (Christian Petzold, Thomas Heise) ou d’un seul film.

L’ouvrage s’ouvre sur un chapitre essentiel, consacré à un »essai de périodisation«. L’important travail réalisé ici par Matthias Steinle, qui est complété par une filmographie raisonnée en fin d’ouvrage, est appelé à devenir un outil de recherche très précieux et incontournable pour qui souhaitera poursuivre les réflexions initiées ici. Certes, comme l’auteur le souligne lui-même, les coupures chronologiques proposées (1990–1993, 1992–début 2000, 1999–2000, 2010–…) sont amenées à être interrogées et la délimitation même du corpus n’est pas chose aisée. Parle-t-on de productions qui font revivre la période d’avant 1990? De celles qui tentent de saisir les traces laissées par la RDA dans la société depuis l’unification (p. 27)?

Le choix d’ouvrir le propos à la représentation de la »société postsocialiste« s’avère pertinent pour dépasser les seules questions d’authenticité, d’»Ostalgie«, etc. Cet exercice de présentation raisonnée du corpus, avec toutes ses limites, est donc utile pour pouvoir commencer à mieux comprendre l’ensemble de la production, d’un point de vue quantitatif et qualitatif – et il réserve une surprise. Il est en effet frappant de découvrir le nombre de productions entrant dans le cadre de l’étude. Le livre permet ainsi de sortir de l’oubli des films, comme, pour ne prendre qu’un seul exemple, »Der Blaue« de Lienhard Wawrzyn (1993), pourtant sélectionné en son temps à la Berlinale. De fait, les auteurs ont souhaité, heureusement, retenir, premièrement, aussi bien les fictions ou documentaires produits pour le cinéma que ceux produits par et pour la télévision (l’émission de ZDF, »Das kleine Fernsehspiel«, rappelle le rôle aussi positif que peut jouer ce média) et, deuxièmement, aussi bien les productions reconnues internationalement que les films ayant été uniquement diffusés en Allemagne ou dans les pays germanophones. À noter, un double index des noms et des films rend l’ouvrage particulièrement maniable, car le corpus au cœur de ces études est vaste et les contributions se font régulièrement écho entre elles.

Les films »qui dominent la mémoire« font l’objet du deuxième chapitre: »Sonnenallee« (Leander Haussmann, 1999), »Good Bye Lenin!« (Wolfgang Becker, 2003) et »La Vie des autres« (Florian Henckel von Donnersmarck, 2006). Attendus des lecteurs, il est important de fait qu’ils soient présent dans l’ouvrage, eux qui ont acquis le statut de Erinnerungsfilme, »catalyseurs de mémoire«, devenus des »récits crédibles dans le champ discursif consacré au passé de la RDA« (Thomas Lindenberger, p. 89). L’intérêt des études proposées ici, qui renouvellent en partie les nombreuses publications déjà existantes sur ces films, résultent de la perspective comparative suivie: les récits de »Sonnenallee «et »Good Bye Lenin!« comparés avec des productions de la Bulgarie et de l’ex-Yougolsavie (Olivier Agard), la réception en Allemagne et aux États-Unis de »Good Bye Lenin!« et de »La Vie des autres« (Sabine Moller).

L’analyse s’en trouve ainsi ouverte et dépasse les seuls enjeux allemands pour rejoindre des questionnements posés sur d’autres cinématographies et d’autres contextes politiques, culturels et sociaux. À travers sa réflexion précise sur la mise en scène de »La Vie des autres«, Alexandra Toporek pose la question, entre autres, de la distinction à faire entre la dite authenticité des décors, des costumes, et la réalité historique ou la justesse du ton et de la représentation.

Le troisième chapitre est consacré aux »films de genre populaire en Allemagne«. Élizabeth Guilhamon compare trois fictions programmées régulièrement à la télévision allemande, »Ma vraie famille« (Erwin Keusch, 2002), »Vent d’Ouest« (Robert Thalheim, 2011), »Rendez-vous l’an prochain« (Marcus O. Rosenmüller, 2013), qui contribuent chacune à leur manière à la diffusion d’»une vision apaisée« de l’histoire allemande des dernières décennies. Claire Kaiser interroge, elle, la continuité formelle entre le régime nazi et la RDA dans le thriller »D’une vie à l’autre« (Georg Maas, 2012): les vecteurs mémoriels que sont le discours victimaire et l’émotion y contribuent grandement à effacer les spécificités de chaque régime. Anita Krätzner-Ebert s’est penchée sur 17 épisodes de l’incontournable série »Tatort« de 1970 à 2011, montrant combien, au fil des décennies, malgré des évolutions, la Stasi reste omniprésente dans la représentation de la RDA, et de manière très stérétotypée.

Les »topographies de l’Allemagne de l’Est revisitées« présentées dans le quatrième chapitre proposent quatre contributions dessinant un ensemble assez contrasté, voire éclaté. Diane Barbe propose une réflexion sur la manière dont l’espace urbain berlinois est mis en scène dans sept fictions, et distingue ainsi quatre procédés: vues panoramiques (rares), plans tournés à l’échelle de la rue, plans du Mur, omniprésent, et enfin reconstitutions alternant avec des images d’archives. L’un des derniers films du réalisateur de la DEFA Heiner Carow (»Verfehlung«, 1992), se déroulant dans un visage de la province est-allemande, est étudié par Christian Klein, qui y repère trois formes d’hétérotopies (de compensation, de rupture et de déviation), »dans une relecture de la réalité sociale de la RDA à la fin des années 1980« (p. 192).

Laurence Guillon s’interroge sur le » vide cinématographique« concernant les traces laissées par la vie juive en RDA, aussi bien avant qu’après 1990 – à quelques exceptions près (et l’auteure aurait pu citer les films de la documentariste Róza Berger-Fiedler avant et après 1989). Le chapitre se clôt, de manière décalée, sur un film qui peut difficilement relever du cinéma allemand, »Allemagne 90 neuf zéro« de Godard (1991): Martin Rass y saisit un triple retour sur l’histoire, »celle avec un grand H, celle du cinéma et [celle du réalisateur]« (p. 215), présentant ici un regard extérieur, de voisin, sur la disparition de la RDA.

Les derniers chapitres sont consacrés à deux réalisateurs importants du cinéma allemand contemporain, l’un né en 1960 en RFA, Christian Petzold, et l’autre en 1955 à Berlin-Est, Thomas Heise. Les contributions de Pierre Gras, Hélène Yèche et Valérie Carré soulignent, notamment, le travail minutieux mené sur le son, les décors et les couleurs dans »Yella« (2007) et dans »Barbara« (2012) de Christian Petzold, afin de mettre en scène la vie quotidienne en RDA, sans nostalgie ni diabolisation, mais afin aussi de souligner les difficultés et les divisions bien présentes au sein de la société allemande après 1990. L’entretien réalisé avec la costumière de ces deux films, Annette Guther, nous explique les coulisses de ce travail (les sources d’inspiration, la recherche ou non d’authenticité), où les corps et leur représentation tiennent une place si particulière.

Le second cinéaste étudié est Thomas Heise, auteur depuis les années 1980 d’une série de documentaires allant du court métrage à l’œuvre monumentale de plusieurs heures, comme »Material« en 2009 (164 min.) ou, en 2019, »Heimat ist ein Raum aus Zeit« (228 min.) dans lequel il retrace, à partir de la correspondance de sa famille, l’histoire allemande de 1914 à 2014. »Mein Bruder. We’ll meet again« (2005), traite de manière intimiste un thème dramatique, le face à face entre un ancien collaborateur de la Stasi et sa victime, ici le frère de Thomas Heise. Hélène Camarade met en lumière le regard si spécifique et original de ce film d’auteur comparé aux autres fictions ou documentaires mettant en scène la Stasi depuis 1990. Dans son dialogue avec Matthias Steinle, qui clôt l’ouvrage, Thomas Heise invite et exhorte à poursuivre la recherche sur la RDA dont l’histoire, selon lui, reste encore largement à écrire, loin du discours figé et trop souvent dominé par »l’hégémonie de l’Ouest« qui a prévalu dans la construction de la culture mémorielle sur la RDA – même si ce rapport de force mémoriel a pu être aussi force de création.

La lecture, très stimulante, de ces diverses contributions ouvre de nombreuses pistes de réflexion qui font espérer des approfondissements ou des déplacements de perspectives. Ainsi, au-delà du constat, on aimerait mieux comprendre les raisons de la périodisation présentée dans le premier chapitre. Les études proposées ici portent en outre davantage sur les films finis et/ou sur leur diffusion et réception. Peu d’auteurs reviennent plus systématiquement sur les conditions même d’écriture, de production et de réalisation des films, ou sur le parcours qui a conduit ces réalisateurs (les femmes sont rares) à s’emparer de ces thèmes.

Quelques films permettraient d’aborder le dialogue entre générations par exemple, comme »Le Temps des rêves« (2016), réunissant l’auteur du roman éponyme Clemens Meyer né en 1977, le réalisateur Andreas Dresen, né en 1963, et le scénariste Wolfgang Kohlhaase, né en 1931. D’autres sont nés du regard croisé d’auteurs ayant été formés de part et d’autre du Mur: citons »Les Trois Vies de Rita Vogt« (2000) du réalisateur Volker Schöndorff (1939), l’un des représentants du nouveau cinéma ouest-allemand des années 1960 (Neuer Deutscher Film), et du scénariste Wolfgang Kohlhaase, qui travailla aux studios est-allemands de la DEFA.

Une question centrale, passionnante, se pose au final, au détour de chacun des articles: comment définir un cinéaste de la RDA ou de la RFA? Certains brouillent particulièrement les cartes, comme Peter Timm, né en 1950 en RDA, passé en 1973 à l’Ouest, à l’âge de 23 ans … On le voit, le cinéma allemand d’après 1990 offre de nombreuses ressources pour nous inviter à poursuivre la réflexion sur l’histoire de l’Allemagne et sur l’identité allemande.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Caroline Moine, Rezension von/compte rendu de: Hélène Camarade, Élizabeth Guilhamon, Matthias Steinle, Hélène Yèche (dir.), La RDA et la société postsocialiste dans le cinéma allemand après 1989, Villeneuve-d’Ascq (Presses universitaires du Septentrion) 2018, 358 p. (Mondes germaniques), ISBN 978-2-7574-2023-2, EUR 29,00, in: Francia-Recensio 2019/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62883