À l’heure où les populismes prêchent le repli sur l’identité et les intérêts nationaux, le livre de Tristan Coignard est le bienvenu. Car il pose le problème de la possibilité d’un cosmopolitisme dont l’idée, d’abord exprimée par les Lumières, semblait devoir trouver un début de concrétisation avec la Révolution française. L’autre borne de l’ouvrage est l’année 1925, début d’une période placée sous le signe de »l’esprit de Locarno«, c’est-à-dire d’une réconciliation franco-allemande laissant augurer d’une ère de résolution pacifique des conflits sous l’égide de la Société des Nations.
Cette thèse d’habilitation en germanistique se démarque positivement des anciennes thèses d’Etat, souvent monographiques, par son côté panoramique. Elle retrace les avatars de l’idéal cosmopolitique tout au long d’un siècle et demi, mettant en évidence les difficultés qu’il a eues à s’incarner, mais aussi l’espoir qu’il n’a cessé de susciter. L’espace franco-allemand, traversé de conflits et de rapprochements, est particulièrement propre à en étudier les mutations successives et le rôle qu’y joue la référence à 1789.
Rien à dire sur la facture de cet ouvrage magistral: langue impeccable, documentation impressionnante, appareil critique pertinent, bibliographie fournie, index des noms etc. Si l’on voulait lui trouver un défaut, il serait l’envers de ses qualités: la minutie des analyses peut entraîner des développements parfois un peu longuets. D’autre part, je ferai quelques réserves sur l’emploi très (trop) fréquent du concept de posture qui reste à mon sens assez mal défini (mise en »adéquation d’un discours et de sa manière de prendre position dans le débat public«, p.17?) et possède en tout état de cause une connotation négative difficilement justifiable à l’endroit des tenants du cosmopolitisme.
Mais venons-en à l’essentiel et soulignons d’abord l’excellente définition que donne l’auteur de l’idéal cosmopolitique auquel il adhère manifestement. Alors que l’universalisme renvoie à un processus d’uniformisation, le cosmopolitisme vise à l’harmonisation. Il reconnaît l’altérité mais pense aussi que cette altérité n’est pas à considérer comme un obstacle insurmontable sur la voie de l’unité.
Le cosmopolitisme a d’abord été, tant en France qu’en Allemagne, une utopie d’hommes de lettres cherchant, tel Wieland, à dépasser l’horizon de la culture nationale par référence à un héritage commun, celui de l’Antiquité. La Révolution française pose la question de sa transcription politique. Tristan Coignard distingue alors un »cosmopolitisme d’adhésion« qui promeut une »citoyenneté du monde« définie par la lutte partout semblable contre la tyrannie. Pour un Jean-Baptiste Cloots ou un Georg Forster par exemple, la seule souveraineté valable est celle de l’humanité qui efface celle des États. En revanche, le »cosmopolitisme de médiation« d’un Kant cherche à instaurer un droit international visant à coordonner les différentes constitutions des États, et notamment la monarchie constitutionnelle à la prussienne et le républicanisme d’inspiration française.
Au-delà du scepticisme schillerien à l’égard du »cosmopolitisme pratique«, l’évolution de la Révolution française et les guerres qu’elle mène vont bientôt engendrer une tension entre l’idéal cosmopolite qu’elle entendait incarner et l’idée nationale. Elle s’exprime avec force chez Fichte qui ne renonce pas au premier, mais pense que face aux déviances impérialistes de l’universalisme français, il trouvera un meilleur promoteur dans un patriotisme allemand respectueux des différences culturelles. La tentative d’unification européenne de Napoléon n’efface pas totalement l’horizon cosmopolitique. Après son échec, l’ordre metternichien repose encore sur la primauté des États existants. Mais l’émancipation des nations nourrit bientôt la conviction que le cosmopolitisme trouvera sa traduction concrète dans l’interaction approfondie entre des États-nations à la souveraineté démocratiquement fondée. Malgré certains retours en grâce en 1830 et au cours du Vormärz (les cas de Heine et de Ruge sont particulièrement intéressants), le modèle français perd de sa prégnance. Le cosmopolitisme demande à être repensé en termes nationaux.
Alors que la nation était conçue au temps de la Révolution française comme un instrument de l’émancipation des peuples dans une perspective cosmopolitique, c’est sur son identité, son unité et sa puissance que l’accent est désormais mis. Le siècle des nationalités devient le siècle des nationalismes. Les rivalités qui s’ensuivent vont-elles avoir raison de »l’illusion cosmopolitique« souvent dénoncée comme le masque de l’impérialisme? L’Etat-puissance prussien, installé par Bismarck et célébré par Treitschke, n’empêche pas certaines voix allemandes comme celle de l’historien Friedrich Meinecke de continuer à poser la question de la compatibilité entre nationalisme et cosmopolitisme. En réalité s’engage entre l’Allemagne et la France de la IIIe République une concurrence des modèles civilisationnels qui culminera dans l’antithèse »Kultur« et »Zivilisation«, idéologème central des »idées de 1914«.
C’est dès lors l’internationalisme socialiste qui reprend et transforme l’héritage cosmopolitique. La fraternisation entre des peuples exploités par la bourgeoisie capitaliste et prenant conscience de leurs intérêts communs peut, selon cette doctrine, conduire à une révolution prolétarienne débouchant sur un ordre transnational enfin humain. Marx et Engels se réfèrent à la Révolution française. S’ils affirment le primat des antagonismes de classe, ils considèrent néanmoins la nation comme l’espace où la lutte doit être d’abord engagée. La tension entre solidarité internationale et souci des intérêts nationaux va marquer les rapports entre socialistes français et socialistes allemands au sein de la IIe Internationale.
Certains intellectuels comme Victor Basch en France et Hermann Cohen en Allemagne vont bien tenter au tournant du siècle de remettre à l’honneur la pensée kantienne, sa dimension éthique et sa réflexion sur la paix. L’idéalisme allemand alimente également le militantisme pour la paix d’un Jean Jaurès qui s’éloigne ainsi de la doxa matérialiste du marxisme et postule une filiation entre 1789 et l’internationalisme socialiste. Il pense aussi que l’entente franco-allemande, à cause même de tout ce qui oppose les deux peuples, doit être un modèle de pacification et de concertation. Mais August Bebel campe lui sur des positions bien plus déterminées par la politique intérieure et l’influence extérieure du Reich.
Tristan Coignard ne peut que noter »des divergences sensibles dans la pratique de l’internationalisme, même dans les phases les plus démonstratives de leur entente«. On sait où cela va conduire, malgré l’année 1913, »année franco-allemande« où, pour éviter une guerre que l’on sent imminente, non seulement le dialogue entre les organisations pacifistes bourgeoises s’intensifie, mais où le congrès de Bâle semble sceller un rapprochement décisif des points de vue au sein de la IIe Internationale. Et pourtant, en août 1914, les partis socialistes consentent des deux côtés à la guerre.
Les horreurs de la guerre ont plus que jamais démontré la nécessité d’une entente franco-allemande, condition première de la paix dans une Europe démocratisée. Mais tout en reprenant les réflexions et les contacts d’avant guerre, il faut passer maintenant de l’entente à la réconciliation. Dans cette perspective, Tristan Coignard étudie dans la dernière partie de son ouvrage l’action des pacifistes tels Theodor Ruyssen en France et Walter Schücking en Allemagne ainsi que celle des Ligues des droits de l’homme dans les deux pays où s’illustrent Victor Basch d’un côté et Otto Lehmann-Rußbüldt de l’autre.
Ce qui l’emporte maintenant, c’est, par un retour au »cosmopolitisme de médiation« de Kant, la promotion d’un »cosmopolitisme juridique« seul capable d’endiguer le retour de conflits sanglants. Mais ce »juripacisme« se heurte, après le traité de Versailles et notamment son article 231, et, plus tard, l’occupation de la Ruhr, aux malentendus et ressentiments subsistants. Ils renaîtront vite après les quelques années où le traité de Locarno entre Briand et Stresemann – dont les ligues des droits de l’homme se revendiquent les pionniers sur le plan intellectuel – a semblé inaugurer une entente durable. Il peut sembler d’ailleurs dommage que le livre se termine un peu abruptement et ne s’intéresse guère à la traduction politique de ces »postures« pacifistes et cosmopolitiques. 1925 n’est-elle pas l’année où la SPD demande la création d’une entité économique européenne? Mais il faut bien terminer un texte de 462 pages.
Tristan Coignard présente à juste titre le projet cosmopolitique comme un défi relevé par des minorités alors que les peuples sombraient dans le nationalisme. Après la »catastrophe civilisationnelle« (Zivilisationsbruch, selon Dan Diner) qu’a été le national-socialisme, un cap semblait franchi et la fondation de l’ONU ainsi que la construction européenne apparaissaient comme la mise en pratique, cette fois majoritairement souhaitée, de cet idéal sous le signe d’un »cosmopolitisme juridique réaliste«. Un peu plus tard, la mondialisation économique et technique accompagnée de l’émergence d’une société civile internationale semblait augmenter les chances de réussite d’une telle politique rendant envisageable une »citoyenneté du monde«. Mais voici que nous nous remettons à trembler. Tristan Coignard, se fondant sur la permanence têtue de cet idéal, ne veut apparemment pas désespérer. Il parle d’une histoire d’avenir. Pouvons-nous faire en sorte qu’il ait raison?
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Gilbert Merlio, Rezension von/compte rendu de: Tristan Coignard, Une histoire d’avenir. L’Allemagne et la France face au défi cosmopolitique (1789–1925), Heidelberg (Universitätsverlag Winter) 2017, 513 p. (Beihefte zum Euphorion. Zeitschrift für Literaturgeschichte. Heft 96), ISBN 978-3-8253-6667-4, EUR 88,00, in: Francia-Recensio 2019/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62885