Ce volume thématique du prestigieux annuaire de la Société scientifique Ranke »Historische Mitteilungen« présente, dans la perspective d’un bilan après un siècle et en synthèses aussi riches en informations que concentrées, des réflexions comparatives sur la multitude des évolutions, priorités et spécificités de l’»histoire contemporaine« en prenant pour exemples l’Union soviétique, les États-Unis, la Grande Bretagne, la Turquie, l’Empire des Habsbourg et l’Autriche, la Pologne et l’Amérique latine.
La conception allemande de la Zeitgeschichte qui fournit l’arrière-fond des réflexions sans être approfondie une nouvelle fois ici, ne trouve que peu de corollaire dans les autres pays analysés ici: caractérisée par une visée mondiale dans la mesure où Hans Rothfels la définit dès 19531, à son retour de l’émigration à Chicago, notamment en fonction de la Révolution bolchévique et de l’entrée en guerre des États-Unis en 1917 élargissant le théâtre européen des grandes puissances à la scène mondiale, les conceptions très riches présentées ici se caractérisent en premier lieu par des catégories nationales.
Lutz Mesner (Vienne) décrit, à l’exemple des controverses autour de la nouvelle Maison d’histoire autrichienne, une vaste variété de conceptions de la Zeitgeschichte dans le débat autrichien, certaines incluant même le XVIIIe siècle. 1917 fut une année de grandes difficultés et convulsions militaires et sociales dans l’Empire des Habsbourg. Elles déclenchèrent une famine catastrophique, de nouvelles initiatives en politique sociale dont la reconnaissance des syndicats, mais également un renforcement du contrôle policier et de la justice militaire de plus en plus féroce faisant loin au-delà de 100 000 victimes hors combats. Les militaires allemands s’approprièrent les quelques succès militaires autrichiens. La confrontation à l’ampleur de la responsabilité du nazisme autrichien dans les crimes de guerre et l’univers concentrationnaire débuta timidement avec un retard de plus de trois décennies sur le débat (ouest-)allemand commencé dès 1945: il contribue au flou entourant l’année 1917 dans l’éventail des définitions autrichiennes de la Zeitgeschichte alors que les situations en 1917 elles-mêmes sont peu controversées.
Pour l’Union soviétique, Jan Kusber (Mayence) fait ressortir l’interdépendance entre l’importance changeante du mythe de la révolution d’Octobre 1917 et les évolutions politiques et sociales de l’Union. 1917 nourrit, au niveau institutionnel, les stratégies de prise de pouvoir communiste jusque dans la guerre froide. L’évolution du parti de cadres de type léniniste vers un parti de masse depuis les années 1920 fut accompagnée, au deuxième niveau d’analyse de la société, autant par de grands mouvements artistiques que, ensuite, par les formes multiples de répression, conférant aux festivités de la grande révolution socialiste de plus en plus le reflet de la sclérose du régime. Depuis 1945, la victoire dans la »grande guerre patriotique« prit – sauf en 1956 – la place de la révolution dans les manifestations chargées de symboliques accompagnant les congrès du parti. Elle fut également instrumentalisée au troisième niveau analysé: la politique »impériale« notamment vis-à-vis des États d’Europe de l’Est et du Caucase, dont une certaine flexibilité contribue à expliquer des évolutions dans la symbolique. La déstabilisation des années 1990 prépara la revalorisation actuelle de l’époque soviétique dont l’auteur attribue un certain impact notamment à l’idée de »l’Homme nouveau«.
Pour la Turquie, Ellinor Morack (Bamberg) constate qu’un débat scientifique sur la Grande Guerre a très longtemps fait défaut: mémoires et autres récits dominaient des controverses essentiellement liées aux positions nationales et politiques respectives. La situation spécifique en 1917 dans le territoire de la Turquie actuelle ne constitue pas une thématique importante pour ce débat, les révoltes dans les parties septentrionales de l’Empire ottoman et les antagonismes turco-arabes suscitant plus d’intérêt. Surtout la guerre de 1919–1921 et les traités de Sèvres en 1921 et de Lausanne en 1923, ce dernier enclavant la future Turquie dans des frontières beaucoup plus étroites que prévues en 1921, dominèrent et dominent encore les perceptions. La thématique principale est constituée par la formation de l’État-Nation, la question arménienne – l’auteure le confirme – lui est subordonnée et reste quasiment absente du discours sauf pour réfuter un génocide.
Pour les États-Unis, Manfred Berg (Heidelberg) met en relief le contraste entre les débats américains et européens. Dans un discours américain évoluant selon les époques, un élément reste constant : d’une part l’opposition entre les discours publics dans la société comme dans les publications historiques en style populaire, et d’autre part les grandes lignes des interprétations scientifiques. À la différence de l’historiographie, la perception européenne de l’importance de la percée des deux nouvelles superpuissances joue peu dans l’autoperception publique américaine – ceci tout simplement aussi parce que cette nouvelle position devint rapidement évidente. La Seconde Guerre mondiale a plus d’importance que la Grande Guerre, d’autant plus qu’elle fut courte pour les États-Unis et que l’intervention elle-même et les conceptions de Wilson donnèrent lieu à d’âpres controverses ensuite.
Une césure claire et néanmoins limitée présente l’exemple britannique. Arnd Bauerkämper (Berlin) fait ressortir les ruptures et continuités en 1917 dans la montée des conflits socio-politiques, l’interventionnisme de l’État favorisé par l’économie de guerre contre la doctrine du laissez-faire, la transformation des relations entre ouvriers et patronat dans l’industrie, le débat sur l’élargissement du droit de vote. L’impact des révolutions russe et ensuite bolchévique se mêla à un tournant sécuritaire contre les mouvements de contestation, accompagné par une montée des craintes d’espions. L’auteur constate notamment un décalage entre la perception sécuritaire des élites et la situation réelle: une »césure de la perception« (p. 74) fut en 1917 la conséquence de ces superpositions de conflits, mais elle ne devait toutefois pas marquer la politique britannique dans le long terme: cette perception ne devint pas une »césure de l’interprétation«. Bauerkämper ne considère pas la Grande Guerre comme constitutive pour l’historiographie britannique. En revanche, son impact fut fondamental dans la mémoire, incarné dans la sémantique des sacrifices et de la lost generation. Alors que les divergences entre mémoire et traditions historiographiques rapprochent le Royaume-Uni d’autres pays, la définition de l’histoire contemporaine, partant longtemps des réformes électorales de 1832, y est nettement plus pragmatique et évolue en moving target selon les époques et les thématiques ciblées.
Le cas le plus compliqué et donc particulièrement fascinant parmi ceux présentés dans ce volume est analysé par Włodzimierz Borodziej et Maciej Górny (Varsovie): la Pologne. La place de la révolution bolchévique du 7 novembre (selon le calendrier russe) dans la culture politique polonaise subit depuis 1917 de multiples changements en fonction de la situation du pays et des forces politiques en présence, au point d’échapper au résumé bref d’une recension. Le combat pour la refondation de l’État de Pologne – finalement obtenue en 1918 – conduisit déjà à une adhésion enthousiaste à la révolution bolchévique parmi ceux qui y virent le chemin idéal vers la révolution sociale et l’indépendance, alors que par exemple les socialistes indépendants autour de Józef Piłsudski restèrent réservés. Les camps respectifs devinrent fort complexes et changeants, selon la ligne souvent confuse entre les forces fêtant le 11 novembre 1918 – jour de la nomination de Piłsudski à la tête de l’armée en 1918 – comme symbole de l’indépendance, et ceux qui commémorent le 7 novembre 1917 selon les époques soit comme prologue à la révolution internationale, soit pour vénérer le parti communiste, soit les deux.
Les auteurs suivent ces méandres à travers le siècle écoulé depuis. Ainsi la victoire polonaise dans la guerre soviétique contre la Pologne en 1920 discrédita les bolchéviques et le 7 novembre. L’attaque soviétique en 1939 le confirma. La victoire communiste et soviétique en 1944/1945 contraignit à la revalorisation de la Révolution bolchévique comme symbole d’une Pologne qui aurait dû son indépendance à la seule alliance avec Moscou. Avec moultes nuances fort changeantes, ces interprétations et camps marquèrent les prochaines décennies – jusqu’à ce que, après 1989, le 11 novembre vainque de nouveau le 7 novembre: en 2017, il reste une fête nationale – ce qui ne présage pas de l’avenir.
Stefan Rinke (Berlin) termine les analyses en montrant que dans les pays d’Amérique latine, la Grande Guerre revêt une position primordiale dans la mémoire contrairement à certaines idées reçues. Il rappelle les multiples impacts de cette guerre dans laquelle certains pays – dont l’Argentine, le Brésil, le Mexique – entrèrent tardivement en 1917, et ceci contrairement à leur principe de ne pas participer à des guerres européennes. Les nationalismes culturels et politiques se consolidèrent fortement sous cette constellation, comme les politiques tendant vers plus d’indépendance économique: les courants devinrent intrinsèquement transnationaux. Comme dans les pays européens, l’année 1917 fut marquée par d’importants mouvements exigeant une modernisation sociale, dont plus de droits pour les femmes.
Les universités y jouèrent un rôle considérable. L’anticolonialisme et la lutte contre les racismes reçurent des impulsions importantes et durables, notamment aussi grâce à de grands intellectuels dont l’influence rayonna jusque dans les Caraïbes. Les influences asiatiques – ex. Rabindranath Tagore – se renforcèrent tout autant que celles de Woodrow Wilson, mais furent marquées en même temps par des tendances déterminées vers une Amérique latine indépendante des États-Unis. En conclusion, Rinke considère l’impact de la Grande Guerre sur ce subcontinent comme considérable et même dans certains domaines décisif.
Au-delà des informations et analyses précises esquissées ici, élaborées dans une perspective toujours comparative grâce à des problématiques variées mais coordonnées, ce volume donne une bonne idée des tendances historiographiques en Allemagne et dans les pays concernés et fournit une introduction très utile à la recherche sur des régions qui ne sont peut-être pas familières pour chaque lecteur ou lectrice.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Rainer Hudemann, Rezension von/compte rendu de: Benjamin Conrad, Markus Raasch (Hg.), Schwerpunkt: Das Jahr 1917 und die Zeitgeschichte. Band 29 (2017), Stuttgart (Franz Steiner Verlag) 2018, 280 S. (Historische Mitteilungen, 29), ISBN 978-3-515-11877-4, EUR 79,40, in: Francia-Recensio 2019/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62886