Si les deux formes d’engagement les plus caractéristiques de la période de l’occupation allemande en France (la collaboration et la Résistance) sont celles qui ont le plus retenu l’attention des historiens et historiennes, elles n’ont en réalité concerné qu’une toute petite minorité alors que la majorité de la population cherchait d’abord à survivre dans un contexte de pénuries, de contraintes multiples, d’opérations militaires qui n’épargnèrent pas les civils, notamment dans le cadre des bombardements aériens qui s’intensifièrent à partir de 1942. En centrant l’analyse sur le quotidien, des travaux pionniers comme ceux de Dominique Veillon ou Richard Vinen ont permis de changer profondément le regard sur la période, en s’intéressant à la façon dont les conséquences de l’Occupation et l’instauration d’un régime autoritaire rompant avec le modèle républicain avaient profondément impacté la vie des Français, avec des manifestations qui se maintiendront bien après la fin de la guerre1.

Dans le prolongement de ces études, deux universitaires anglais, Lindsey Dodd et David Lees, ont rassemblé en 2016 à l’université de Warwick des historiens et des historiennes francophones et anglophones pour un colloque intitulé »Vichy et le quotidien«. L’ouvrage qui en est tiré rassemble treize études de cas. Parmi les principaux thèmes abordés figurent le sort des enfants confrontés au contexte de l’Occupation, les pratiques d’entraide et le rôle de certaines institutions françaises (Secours national) ou étrangères (associations américaines notamment), l’évolution des activités culturelles (films et documentaires projetés dans les cinémas), la situation de catégories particulières comme les cheminots, les prostituées, les prisonniers de guerre coloniaux. Deux articles sont également consacrés à l’expérience vécue de personnes »ordinaires« avec l’exemple d’une famille lyonnaise entre 1939 et 1945 ou celui du journal intime tenu par Madeleine Blaess, anglaise venue étudier à Paris et qui se trouve bloquée en France le temps de l’Occupation.

Les articles proposés permettent de montrer combien le fait de centrer l’analyse sur la vie quotidienne amène en réalité à écrire une autre histoire que celle qui a longtemps dominé l’historiographie de la période. Il n’est quasiment jamais question ici de résistance, de collaboration, de politique ou d’idéologie mais de ravitaillement et de rationnement, de bombardements, d’évacuations. Étudiés par Sylvère Aït Amour, les témoignages oraux des cheminots collectés après la guerre sont très éloignés de la vision héroïque qui a pu être développée dans le film »La Bataille du Rail«. Il y est surtout question d’une lutte quotidienne pour faire face aux difficultés du ravitaillement, de stratégies mises en place grâce aux facilités de transports pour se livrer au marché noir, de l’angoisse lorsque s’intensifient les bombardements d’infrastructures ferroviaires.

Le journal de Madeleine Blaess présenté par Wendy Michallat est également révélateur de ces décalages qui peuvent exister entre l’expérience vécue d’une période et la vision qui peut en être ensuite développée. Loin de soulever de l’enthousiasme, l’approche de la Libération créé chez cette femme indépendante de 36 ans des craintes car elle redoute que la fin de la guerre ne s’accompagne d’un retour en arrière vers une société patriarcale alors que le fait d’être coupée de sa famille en Angleterre avait marqué pour elle un moment d’émancipation féminine. Témoin de la libération de Paris, Madeleine Blaess exprime également dans son journal une vision extrêmement négative de l’événement, loin des images héroïques qui sont le plus souvent montrées, en retenant surtout les violences développées dans le cadre de l’épuration et les tontes de femmes.

Un autre élément qui ressort des articles proposés, c’est le fait que les contraintes et circonstances du moment se sont souvent surimposées aux projets idéologiques du régime de Vichy ou à ceux de l’occupant. Dans le cadre de la Révolution nationale, la politique éducative constitue une priorité pour Vichy mais se heurte à de nombreuses limites. Camille Mahé montre ainsi que le régime tente d’initier de nouvelles gammes de jouets, afin de faire disparaître ceux de l’avant-guerre (notamment les figurines de soldats qui permettaient depuis la Première Guerre mondiale de jouer à la guerre entre Français et Allemands) et de promouvoir de nouvelles activités susceptibles d’apprendre aux enfants le sens de l’effort et du sacrifice. Mais en réalité, le manque de matières premières et le coût élevé des jouets dans une période d’appauvrissement généralisé font que les enfants continuent d’utiliser les jouets qu’ils ont conservés depuis plusieurs années.

Un autre exemple particulièrement révélateur est celui montré par Matthieu Devigne: l’une des réformes envisagées par Vichy consistait à instituer une classe de transition à la fin du premier cycle pour les élèves les plus méritants afin de leur permettre de préparer un diplôme d’études primaires préparatoires. Mais en raison du manque de moyens et de locaux (de nombreuses écoles sont réquisitionnées), ces nouvelles classes ne peuvent voir le jour dans de très nombreux départements en 1941 et 1942, comme s’en plaignent les inspecteurs.

Un troisième exemple enfin concerne cette fois-ci l’occupant allemand. Dans son article consacré à la prostitution, Byron Schirbock rappelle que pour différentes raisons (craintes des maladies vénériennes, peur de l’affaiblissement des soldats, volonté d’empêcher la fréquentation de femmes appartenant à des races jugées »inférieures«), l’état-major allemand cherche à développer un encadrement très strict de la prostitution en France, instituant des maisons closes réservées aux Allemands et interdisant les relations individuelles avec les prostituées travaillant pour leur propre compte. Dans les faits, l’occupant échoua très largement à réguler la prostitution, s’avérant incapable d’empêcher que des relations individuelles se créent sur une très grande échelle entre des soldats et des prostituées.

Un dernier apport de l’ouvrage concerne la méthode à appliquer et les sources à utiliser lorsque l’on travaille sur une »histoire du quotidien«. Dans ce domaine, si les sources administratives sont nombreuses et incontournables, elles possèdent également d’importantes limites du fait de leur caractère »officiel« qui les empêche souvent de pouvoir tout dire, notamment lorsque certains faits peuvent s’avérer gênants pour les autorités en place. Il s’avère alors indispensable de toujours bien confronter sources écrites et sources orales pour tenter de s’approcher au plus près d’une certaine vérité. L’article de Lindsey Dodd consacré aux évacuations d’enfants des zones urbaines vers les zones rurales en constitue un très bon exemple: les différents rapports officiels rédigés sur le sujet sont toujours très positifs sur le déroulement de ces évacuations et tentent de présenter l’éloignement des enfants de leurs parents et leur placement dans des familles rurales comme une bonne expérience, là où les témoignages recueillis après la guerre montrent pourtant les conséquences psychologiques souvent désastreuses qu’ont pu constituer de telles séparations.

1 Dominique Veillon, Vivre et Survivre en France 1939–1947, Paris 1995 ; Richard Vinen, The Unfree French. Life under the Occupation, Londres 2007.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Fabrice Grenard, Rezension von/compte rendu de: Lindsey Dodd, David Lees (ed.), Vichy France and Everyday Life. Confronting the Challenges of Wartime, 1939–1945, London, New Delhi, New York, Sydney (Bloomsbury Academic) 2018, IX–253 p., 2 fig., ISBN 978-1-350-01159-5, EUR 96,92, in: Francia-Recensio 2019/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62888