L’année 2018 a marqué le centenaire non seulement de l’armistice mais aussi de la révolution allemande de novembre 1918. Robert Gerwarth, professeur d’histoire au University College Dublin et directeur-fondateur du Centre for War Studies, avait déjà publié récemment une monographie remarquée, intitulée »Les Vaincus«, traitant de la Première Guerre mondiale et des violences politiques qui la suivirent en Europe centrale et orientale1. L’ouvrage qu’il consacre au cas allemand se lit effectivement comme une sorte de sous-produit de son précédent livre, développant l’exemple de l’Allemagne sans perdre de vue son insertion dans le contexte international.
Le livre se compose de treize chapitres, encadrés d’une introduction et d’un épilogue. La progression est chronologique, l’arc narratif et analytique couvre la période qui s’étend du printemps 1917 à 1923. L’auteur y cite abondamment les témoignages édités (lettres, journaux) de contemporains plus ou moins célèbres, notamment l’Australienne résidant à Leipzig Ethel Cooper, Harry Kessler, Victor Klemperer, Käthe Kollwitz ou encore Ernst Troeltsch.
Après avoir posé que les conditions politiques des années 1917 et 1918 était déterminées par deux événements majeurs, les révolutions russes et l’entrée en guerre des États-Unis, Robert Gerwarth rappelle que l’immense déception ressentie en Allemagne au moment de la défaite est née aussi des grands espoirs de victoire et d’expansion territoriale qui ont eu cours jusqu’en 1918. Forcé de reconnaître l’échec de ses grandes offensives sur le front occidental, le commandement militaire se défaussa cependant de ses responsabilités, rejetant la faute sur »l’arrière« et les civils. Le gouvernement réformiste de Max de Bade arriva trop tard, début octobre 1918, pour pouvoir éviter l’éclatement des tensions accumulées au cours de quatre longues années de conflit. La révolte des marins, refusant le projet de l’amirauté de lancer la flotte de guerre dans une grande bataille finale sans espoir de victoire, est racontée en détail, tout comme l’aveuglement obstiné de l’empereur Guillaume II, la fameuse double proclamation de la république le 9 novembre et la signature de l’armistice. Il montre bien l’isolement et le désarroi de la délégation allemande dans la forêt de Compiègne, pendant les journées révolutionnaires de novembre, et alors que les combats continuent sur le front.
Robert Gerwarth souligne à quel point le caractère »centripète« de la révolution allemande, commencée dans les périphéries portuaires et ne gagnant la capitale qu’après avoir embrasé Munich et la Bavière, est atypique. Il rappelle aussi le rôle déterminant joué par le bolchévisme, exemple à suivre pour une minorité à gauche, mais surtout épouvantail absolu pour la grande majorité des acteurs. La rupture entre communistes et USPD d’un côté, et MSPD de l’autre, se produisit autour de cette question, les premiers refusant la convocation d’une constituante et réclamant l’instauration de conseils sur le modèle soviétique.
Elle est consommée dans les derniers jours de l’année 1918 et en janvier 1919, quand le ministre MSPD Gustav Noske recrute les corps francs, ennemis non seulement du bolchévisme, mais aussi de la révolution, pour réprimer l’insurrection spartakiste. Robert Gerwarth voit dans les méthodes des corps francs l’origine d’une »brutalisation des mœurs politiques« (Verrohung politischer Sitten) résultant dans une multiplication des assassinats politiques au début des années 1920.
Dans la continuité de ses précédents travaux et tout à fait en phase avec les tendances actuelles de l’historiographie, Robert Gerwarth consacre un chapitre à la dimension impériale et transnationale de la fin de la guerre pour l’Allemagne, illustrée par la reddition du général Paul von Lettow-Vorbeck en Afrique australe et les combats terribles menés par les corps francs en Lettonie jusqu’à l’été 1919. Revenant à Berlin, il s’attache à montrer que les toutes jeunes institutions républicaines se sont montrées à la hauteur des immenses défis qu’elles ont dû affronter (démobilisation de six millions de soldats, tentatives de putsch) et ont permis la réalisation de réels progrès sociaux (place des femmes dans la société avec l’extension du droit de vote, accord Stinnes-Legien sur l’organisation du travail). La constitution de Weimar représente un grand accomplissement pour Robert Gerwarth comme pour ceux des contemporains qui y virent la réalisation retardée (et amputée de l’Autriche allemande) du grand projet révolutionnaire de 1848.
Les deux derniers chapitres et l’épilogue sont consacrés au torpillage de l’édifice juridique et politique issu de la révolution. À l’intérieur, d’abord, avec la guerre civile qui mit un terme sanglant à la république des conseils de Bavière au printemps 1919, mais surtout de l’extérieur, avec la conférence de paix de Paris et le traité de Versailles, qui déçut tous les espoirs d’une paix »wilsonienne« et fit porter à la république de Weimar le stigmate de l’humiliation. Selon Robert Gerwarth, c’est cela, bien plus qu’un hypothétique inachèvement de la révolution ou un défaut de construction constitutionnel, qui a grevé la démocratie weimarienne. Il s’attache d’ailleurs longuement à expliquer que le sort des autres puissances vaincues de la Première Guerre mondiale ne fut pas plus enviable.
En conclusion, les cinq premières années d’existence de la république sont présentées comme un succès, y compris sur le plan économique après que l’hyperinflation eut été surmontée, et l’auteur affirme que sa fin précoce en 1933 n’avait rien d’une fatalité. Son but affiché, avec cet ouvrage de synthèse sur la genèse de Weimar, est d’en finir avec l’idée d’une république faible ou vouée à l’échec. Une telle démarche ne surprendra pas les spécialistes du sujet, les causes de la crise gouvernementale conduisant à la nomination d’Hitler au poste de chancelier étant de longue date un thème récurrent de l’historiographie2.
L’originalité du livre de Robert Gerwarth réside plutôt dans le parti pris de ne pas considérer la république de Weimar à la lumière de son crépuscule, mais plutôt comme le résultat extraordinairement positif de circonstances extraordinairement difficiles, prenant à rebours le paradigme longtemps dominant d’une démocratie structurellement déficiente3. Le grand public découvrira sans doute avec intérêt cette apologie de la révolution de novembre 1918 et de la constitution républicaine qu’elle produisit.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Olivier Baisez, Rezension von/compte rendu de: Robert Gerwarth, Die größte aller Revolutionen. November 1918 und der Aufbruch in eine neue Zeit. Aus dem Englischen von Alexander Weber, München (Siedler Verlag) 2018, 384 S., 26 s/w Abb., 2 farb. Kt. , ISBN 978-3-8275-0036-6, EUR 28,00, in: Francia-Recensio 2019/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62893