Pierre Laval n’était guère un homme de l’écrit, il n’était pas un homme qui gouvernait au moyen de dossiers ou de notes. Ses habitudes de travail fondées sur les conciliabules, les entretiens et les apartés, jointes aux circonstances de sa mort ont considérablement compliqué le travail de ses biographes depuis des décennies, en les privant d’archives. Renaud Meltz a réussi le tour de force de réunir enfin une masse de sources authentiques et précieuses qui lui ont permis d’écrire une biographie richement documentée, qui comble les béances du parcours de Pierre Laval et en offre ainsi un panorama exhaustif. Il a poussé au meilleur la règle qui veut que l’historien ne néglige aucune piste et croise ses sources en se rendant partout où il retrouverait trace de l’activité de Laval. On remarquera en particulier les dossiers qu’il a consultés aux archives de la préfecture de police de Paris, la manière très aigüe dont il a utilisé les ouvrages – certains très méconnus – des contemporains de Laval et enfin l’accès qu’il a su se ménager aux archives de la Fondation Josée et René de Chambrun, ce qui est en soi un exploit.
Grâce au matériau qu’il a eu l’intelligence de faire advenir, Renaud Meltz présente donc une biographie très complète de Pierre Laval, qui répond exactement aux canons du genre. La construction en est chronologique et très lisible. Elle présente tour à tour la revanche sociale qui préside à la formation d’un étudiant ambitieux, son ascension professionnelle et politique qui le conduit en vingt ans de la gêne à la fortune et de l’extrême-gauche à la droite, les fonctions ministérielles de premier plan des années 1930, le pacifisme enragé et finalement l’exercice du pouvoir au temps de l’Occupation qui devait en faire un symbole de la collaboration et l’un des hommes les plus haïs de France.
On dépasserait le cadre d’une simple recension en détaillant ce que le livre de Renaud Meltz apporte à une connaissance enfin précise et fondée de la personnalité et de la trajectoire de Pierre Laval. Ces apports constituent souvent des découvertes. La période antérieure à 1918 n’est faite que de révélations. L’enfance et la jeunesse de Laval sont retracées avec précision et en contrepoint du mythe du courageux gamin sorti de rien que Laval inspira lui-même. On découvre le jeune avocat d’extrême-gauche de la Belle Epoque, spécialisé dans la défense des syndicalistes et socialistes aux idées très avancées. On découvre pourquoi Laval ne fut pas mobilisé en 1914 et comment cet antimilitariste devint un soutien intéressé de Georges Clemenceau.
On découvre comment il quitta la SFIO avant qu’elle le quitte. On s’attardera tout particulièrement sur le chapitre dans lequel Renaud Meltz répond enfin à la question, toujours posée et jamais résolue, jusqu’ici de la fortune de Pierre Laval. Les contemporains de Laval, du Parti communiste à l’Action française, se sont toujours interrogés, pour s’en moquer ou pour s’en indigner, sur la manière dont »l’avocat crasseux« de 1913 avait pu acquérir un patrimoine estimé à des dizaines de millions de francs. Les amis de Laval ont répondu en mettant en avant son flair et son sens de l’économie bien auvergnats. Bizarrement, ses biographes ultérieurs ont eu tendance à se contenter de ces explications qui défient le bon sens.
Mettant ses pas dans ceux de l’expert qui fut nommé par la Haute Cour de justice en 1945 pour évaluer et expliquer la fortune de Laval, et utilisant aussi bien les archives de la police que les témoignages de ses adversaires ou de ses comparses, Renaud Meltz donne enfin les chiffres et les méthodes de cet enrichissement évalué en 1940, pour sa seule partie non dissimulée, à 57 millions de francs (23 millions d’euros). On comprend que le mélange des genres et les pratiques illicites y ont tenu une part notable, qui témoigne de l’absence de scrupules de Laval, mais aussi de son habileté.
On voit cette fortune se fonder à la fin de la Grande Guerre lorsque le député Laval devient l’avocat des profiteurs de guerre après avoir été rapporteur de la loi sur les profits illicites. On le voit »parrainer« l’entrée en politique de financiers et d’hommes d’affaire, opération qui connaît une sorte d’apogée avec les inexplicables »cadeaux« que lui prodigue, dans les années 1930, le richissime Raymond Patenôtre, patron de presse devenu soudain sous-secrétaire d’État.
On voit que ses connexions avec deux chevaliers d’industrie auvergnats président à la constitution, entre 1927 et 1931, de son groupe de presse dont on n’avait jamais compris d’où il provenait. Or l’argent n’est pas anecdotique. Renaud Meltz montre très finement que cet enrichissement conditionne l’évolution politique de Laval et accompagne son ascension ministérielle. Laval utilise le pouvoir de son argent et l’argent du pouvoir pour se transformer en homme d’influence et en chef de gouvernement.
Les chapitres qui concernent les années 1940–1945 sont logiquement moins inédits. Toutefois, on tient à signaler celui qui est consacré à la traversée du désert qui va du 13 décembre 1940 au 14 avril 1942. Renaud Meltz utilise la correspondance reçue par Laval et les rapports de police le concernant pour montrer comment il reconstitue ses réseaux et joue à merveille de la manipulation pour se poser comme protecteur jamais lassé par les solliciteurs, comme opposant prétendument silencieux au gouvernement Darlan et comme recours, à la fois aidé et floué par les Allemands. Ses doutes réels de la fin de l’année 1941 sur la victoire allemande seront balayés par sa volonté farouche de revenir au pouvoir, qui lui fait négliger les avertissements très concrets des militaires allemands.
À la fin de son ouvrage, Renaud Meltz n’a peut-être pas assez insisté sur l’aveuglement avec lequel Laval a contribué à saboter délibérément son propre procès, dans l’espoir illusoire de le faire remettre et de se procurer ainsi l’occasion de démontrer combien il avait toujours eu raison. Une conviction qui ne l’aura pas quitté du début des années 1930 à sa mort et qui devait peser terriblement sur son destin personnel et sur celui de son pays.
Le livre est très gros. Trop sans doute. Moins à cause de la quantité d’informations et de la subtilité de l’analyse qu’à cause d’une volonté trop probe de tout démontrer longuement et en détail. Devant l’ampleur de la recherche et de la mise au point qu’il a réussies, Renaud Meltz a un peu perdu de vue qu’il écrivait un livre et non un travail universitaire. En dépit de ce défaut – mais aussi un peu grâce à lui – le »Laval« de Renaud Metz est évidemment appelé à devenir l’ouvrage de référence sur un homme qui a si considérablement pesé sur l’histoire de la France, avant et pendant le second conflit mondial, et dont le procès calamiteux n’avait pu donner de réponses à tant de questions essentielles.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Bénédicte Vergez-Chaignon, Rezension von/compte rendu de: Renaud Meltz, Pierre Laval. Un mystère français, Paris (Perrin) 2018, 1226 p. (Perrin Biographie), 18 ill., ISBN 978-2-262-04018-5, EUR 35,00., in: Francia-Recensio 2019/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62903