L’ouvrage »Die Sprache der Befreiung – Frauenbewegung im postkolonialen Frankreich« présente les résultats de la thèse de doctorat menée par Aline Oloff en Études de genre. Achevé en plein contexte des attentats et de la »crise des réfugiés«, ce travail questionne les possibilités et défis d’un »vivre-ensemble pacifique et solidaire dans un monde postcolonial« (p. 7), question que l’auteure adresse directement à la société française qui, après avoir longtemps occulté son passé colonial, se voit aujourd’hui confrontée à sa résurgence. Ce »refoulé« colonial (p. 13) a notamment fait irruption dans les débats sur les droits des femmes, l’identité et la laïcité »l’affaire du voile« et la médiatisation de viols dans les »cités« (années 2000). C’est le point de départ de cet ouvrage très percutant qui traque les traces du passé colonial dans les discours féministes français des années 1968 aux années 2000.
Dès les premières pages, l’auteure affirme un point de vue féministe et antiraciste engagé qui transparaît aussi typographiquement dans le choix de l’écriture inclusive. Bien que politiquement situé, son travail n’en est pas pour autant complaisant ou hagiographique, au contraire: elle garde une distance critique vis-à-vis de son objet d’étude et juge parfois sévèrement l’aveuglement et l’autoréférentialité du mouvement féministe, incapable, notamment dans les années 1970, d’inscrire ses revendications dans un combat postcolonial plus large. L’un des mérites incontestables de l’auteure est d’éclairer, dans une analyse fine et précise, les biais et angles morts de la pensée féministe. La concision du texte (222 pages), la clarté de la démarche et la parfaite maîtrise du propos rendent la lecture particulièrement agréable et on ne peut que saluer le recours aux encadrés qui parsèment le texte afin d’apporter des précisions historiques ou théoriques. Ces encadrés accrochent le regard et aèrent le propos sans toutefois gêner l’analyse générale.
Dans son introduction (1er chapitre), Aline Oloff met en avant un paradoxe: celui de l’absence de l’histoire coloniale dans la conscience collective française alors que la mémoire en demeure vive – et parfois douloureuse – chez les individus et dans les familles. Aline Oloff emprunte à Laura Stoler la notion d’« aphasie coloniale » (p. 22) pour interroger cette béance et déterminer en quoi cette dernière a également structuré le discours féministe dans la France postcoloniale. Elle observe ainsi que dans les années 1970, alors qu’émerge le Mouvement de libération des femmes (MLF), les féministes se heurtent à l’absence de mots pour »dire« leur condition de femmes: il leur faut inventer un langage militant. Et cette mise en mots passe justement par la récupération d’un autre langage, celui du colonialisme, et par l’appropriation, pour la cause féministe, des images et imaginaires qu’il charrie.
À travers l’étude de journaux, de revues et de la littérature grise (brochures, tracts, etc.) du féminisme militant, Oloff montre, dans son 2e chapitre, comment s’établit, dès le début des années 1970, un langage »métaphorique« (metaphorisches Sprechen) qui, dans un rapport analogique, compare »les femmes« à d’autres catégories d’opprimés: les immigrés, les Noirs, les colonisés, les juifs, au risque de gommer les déterminations de ces rapports de domination spécifiques. En fustigeant par exemple le »racisme contre les femmes« (p. 34), les féministes brisent des tabous et attirent l’attention sur leurs propres revendications. Leur rapport au racisme est donc, dans un premier temps, strictement utilitariste. Il leur sert d’Ersatz rhétorique et stratégique pour dénoncer l’oppression des femmes blanches et légitimer leur combat, notamment vis-à-vis de leurs compagnons de lutte de la Nouvelle Gauche. Le racisme va, par la suite, être utilisé comme support conceptuel pour penser le »sexisme«, néologisme alors controversé au sein même du mouvement des femmes.
D’autres concepts viennent plus tard étoffer la théorie féministe: la »féminitude« – dérivée du concept de »négritude« forgé par Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas pour affirmer leur différence et leur appartenance à une culture noire et africaine – ou encore »le continent noir« freudien que récupère notamment Hélène Cixous pour démystifier la sexualité féminine, de même que le »sexage« – contraction de sexisme, esclavage et servage – prisé par les féministes matérialistes et censé exprimer l’appropriation du corps et de la vie des femmes par les hommes dans le mariage (3e chapitre). De même, l’image antipatriarcale de la »femme-esclave« est récurrente dans le discours féministe sur la sexualité des femmes (4e chapitre). En se référant à une »maternité-esclavage« qui enchaînerait toutes les femmes, elle sert la lutte en faveur de la libéralisation de l’avortement, mais occulte le problème (connu à l’époque) des femmes des départements d'outre-mer stérilisées de force et privées du droit à la maternité au nom d’une »France blanche«.
C’est cette autoréférentialité du féminisme blanc qui incite l’auteure, dans son 5e chapitre, à décentrer le regard pour éclairer le féminisme des »marges«. Elle présente le cas de la Coordination des femmes noires, fondée en 1976, qui nuance le discours universaliste du MLF par l’affirmation de son »africanité« et la mise en avant des discriminations spécifiques que rencontrent les femmes racisées. Mais le dialogue avec le féminisme hégémonique s’avère impossible tant les »malentendus« (p. 136) sont nombreux: les féministes »blanches« ont beau commencer à problématiser la polygamie et l’excision, elles continuent d’ignorer les conditions de vie des femmes »non-blanches« en France.
Les 6e et 7e chapitres retracent l’évolution des débats dans le contexte de la restructuration politique et sociale à partir des années 1980: avec l’affirmation du Front national (FN) dans le paysage politique français et l’institutionnalisation d’un mouvement antiraciste fortement médiatisé, les féministes »découvrent« les femmes immigrées. Elles les intègrent dans leur militantisme en soulignant d’abord les discriminations que subissent ces dernières dans la société, les cités et leurs communautés d’origine, puis en dénonçant, sur le plan politique, les discours (ultra)conservateurs qui conjuguent racisme (lois d’immigration restrictives) et sexisme (pro-natalisme). Cependant, dans les années 2000, le refus des »féministes indigènes« de voir le féminisme blanc récupérer »leur« problématique et l’essor concomitant d’un féminisme musulman vont ébranler les certitudes républicaines et laïques du mouvement des femmes et engendrer une vaste reconfiguration du champ féministe.
Même si ce livre est très abouti, on peut regretter quelques redondances et déplorer que l’auteure élude complètement la question de la réception du discours féministe, que ce soit en France ou à l’étranger, donnant parfois l’impression d’une pensée féministe en vase-clos. L’analyse de phénomènes de circulation des idées dans une perspective transnationale aurait permis d’enrichir le propos et de dépasser le cadre strictement national de l’étude. Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage très intéressant, lucide et rigoureux donne matière à penser: il insiste justement sur les défis de la société postcoloniale, au moment-même où s’affirment toujours plus, en Europe et dans le monde, des forces foncièrement antiféministes et racistes.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Valérie Dubslaff, Rezension von/compte rendu de: Aline Oloff, Die Sprache der Befreiung. Frauenbewegung im postkolonialen Frankreich, Bielefeld (transcript) 2018, 238 S. (Gender Studies), ISBN 978-3-8376-3878-3, EUR 24,99, in: Francia-Recensio 2019/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62905