Quand le »Frankfurter Allgemeine Zeitung« a demandé en 1988 à Hans-Peter Schwarz s’il allait écrire un jour son autobiographie, celui-ci en a vivement rejeté l’idée: cela aurait pour condition des expériences significatives, alors qu’il considérait sa propre époque comme plutôt ennuyeuse. Fin 2012, il s’est cependant mis au travail, d’abord pour sa famille, puis dans le but de publier ses Mémoires. La rédaction s’est achevée au début de l’été 2017, peu avant son décès à l’âge de 83 ans. Nous disposons donc désormais du récit de vie de l’un des politologues allemands les plus connus de l’ancienne République fédérale d’Allemagne, jouissant d’une grande réputation internationale, y compris en France.

Après avoir soutenu sa thèse de doctorat sur Ernst Jünger à Fribourg-en-Brisgau en 1958 sous la direction d’Arnold Bergsträsser, il obtint à Tübingen, sous le parrainage de Theodor Eschenburg, son habilitation avec une étude consacrée aux écoles de pensée en politique étrangère pendant la période de transition de l’après Seconde Guerre mondiale, publiée sous le titre »Du Reich à la République fédérale d’Allemagne«1. Schwarz mena ensuite une carrière remarquable qui lui valut plusieurs postes de professeur à Osnabrück, Hambourg et Cologne. En 1987, il prit la succession de Karl Dietrich Bracher en obtenant la chaire des Sciences politiques et d’histoire contemporaine à l’université de Bonn. À cette époque, il avait déjà acquis une excellente réputation académique: d’une part en tant qu’expert en relations internationales et politique étrangère allemande et comme moteur de divers comités et projets académiques, et d’autre part en tant que spécialiste de l’histoire du temps présent allemande, notamment de l’époque de Konrad Adenauer. Il s’était en outre fait connaître auprès d’un public plus large en tant qu’essayiste politique.

Cette évolution peut maintenant être appréhendée du point de vue interne du protagoniste: Schwarz commence son autobiographie par le récit d’une enfance protégée au sein d’une famille protestante conservatrice dans un village de la Forêt-Noire. Dans ce contexte, il traite également de l’époque du Troisième Reich, sans cacher le fait que son père, un instituteur, avait des sympathies pour ce régime. Le fait qu’il n’en ait plus été question après la guerre ne distingue pas cette famille de beaucoup d’autres en Allemagne; dans la plupart des cas, les raisons étaient celles que Hans-Peter Schwarz résume: »J’ai moi-même trouvé l’erreur politique de mes parents bien-aimés tout aussi embarrassante qu’eux-mêmes. C’est pourquoi il était raisonnable que nous n’en parlions jamais plus tard.«

Quant à l’après-guerre, Schwarz rappelle tout d’abord l’expérience plutôt négative de l’occupation française dans le Sud-Ouest de l’Allemagne, puis ses années d’études d’allemand, d’histoire et de langues romanes à Bâle et Fribourg-en-Brisgau, couronnées par un doctorat et un diplôme d’enseignement. Il obtint un premier poste à la chaire Bergsträsser, puis sa première nomination à l’une des nouvelles chaires émergentes dans le domaine des sciences politiques en plein essor, avant même la finalisation de sa thèse d’État. Schwarz décrit en détail et de façon vivante la vie intérieure du monde académique pendant ses différentes étapes professionnelles, dont celle à l’université de Hambourg où il vécut »1968«: à la fin de l’année 1967, il y eut l’honneur douteux d’entrer dans l’auditorium à l’occasion d’une célébration officielle avec d’autres collègues, tous revêtus d’une toge universitaire et accueillis par les étudiants et étudiantes avec un slogan qui deviendra le symbole de la protestation de l’année suivante: »Unter den Talaren Muff von 1000 Jahren« (»Sous les toges universitaires, le moisi d’un millénaire«).

Heureusement, Schwarz ne se contente pas d’un rapport sur la vie académique – aussi intéressant soit-il –, mais rend également compte en détail de ses travaux scientifiques. Les explications sur ses prétendus »gros navires« (»Dickschiffe«) se démarquent en particulier: son étude de »l’époque Adenauer« en deux volumes (1981–1983), puis sa biographie consacrée au premier chancelier de la RFA, également en deux volumes (1986–1991), établissant sa réputation de spécialiste d’Adenauer par excellence bien au-delà du milieu universitaire. D’autres biographies suivirent: celles consacrées à l’éditeur Axel Springer (2008) et au chancelier Helmut Kohl (2012). Dans ces chapitres, Schwarz nous fait pour ainsi dire entrer dans sa salle d’écriture et nous donne de vrais rapports d’atelier. Il nous permet de comprendre comment ces importants ouvrages ont vu le jour: de la première idée, de la recherche de sources inédites – voire des trouvailles –, à la pénétration analytique des montagnes de documents et d’extraits d’ouvrages scientifiques, pour passer enfin à la rédaction finale du manuscrit.

Parallèlement à ces études scientifiques, le nom de Hans-Peter Schwarz demeure associé à toute une série de longs essais politiques, dont certains traitent des questions d’actualité. À partir de 1985, il posa un regard critique sur la politique étrangère ouest-allemande de l’époque avec son livre intitulé »Les Allemands apprivoisés«, dont le sous-titre devait devenir un dicton: »De l’obsession du pouvoir à l’oubli du pouvoir«. Dans son dernier livre datant de 2017 (les Mémoires furent publiées à titre posthume par les soins de Hanns Jürgen Küsters) il tire un premier bilan de la politique d’immigration allemande pendant la crise migratoire récente sous le titre aussi évocateur que provocateur: »Les nouvelles grandes invasions vers l’Europe«2.

Ces dernières publications sont caractéristiques des interventions publiques de Hans-Peter Schwarz: en tant que politologue, il se sentait toujours à la fois obligé au travail scientifique et à l’observation critique de son propre temps. Cela se reflète dans ses mémoires dans lesquelles Schwarz rappelle ses positions prononcées sur des questions centrales et controversées de la politique allemande: de l’Ostpolitik à la crise des réfugiés, en passant par l’unification allemande et l’évolution de la construction européenne après le traité de Maastricht et l’introduction de l’euro.

En raison de cet engagement, divers politiciens chrétiens-démocrates lui ont parfois demandé conseil, dont Helmut Kohl. Ce dernier parlait de Schwarz comme d’un »homme de la CDU«, d’un conservateur pur et simple. Dans son autobiographie, Schwarz lui-même cite ces »étiquettes« tout en soulignant que celles-ci devraient être nuancées. Toujours est-il qu’au fil des décennies, ses jugements de la politique et de la classe politique en RFA sont devenus de plus en plus conservateurs et son autobiographie est imprégnée d’un grand pessimisme face à l’avenir. L’ambitieux Schwarz a cependant toujours été suffisamment intelligent pour ne pas exagérer la critique de son propre camp politique, désireux de ne pas compromettre son adhésion à l’establishment politique et scientifique, tout d’abord à Bonn et puis à Berlin.

Tout cela, au même titre que l’éloge récurrent de lui-même, peut susciter de l’ennui, voire provoquer certains lecteurs et lectrices. De plus, la présentation de l’ouvrage aurait certainement gagné à être plus épurée en évitant certaines longueurs et redondances. Le titre de l’ouvrage »De Adenauer à Merkel« suggère enfin une histoire politique complète de la RFA qu’une autobiographie ne peut pas permettre d’établir. Celles et ceux qui s’engagent dans la lecture de cet ouvrage apprendront toutefois beaucoup sur les conditions d’une carrière de professeur très réussie dans le contexte du développement de la science politique allemande des années 1960 à la fin des années 1990, sur l’émergence de l’œuvre d’un chercheur extrêmement productif ainsi que sur le regard que ce dernier porta aussi bien sur le développement politique et social que sur certains des acteurs de l’ancienne et de la nouvelle République fédérale d’Allemagne.

1 Hans-Peter Schwarz, Der konservative Anarchist. Politik und Zeitkritik Ernst Jüngers, Freiburg i. Br. 1962 (Freiburger Studien zu Politik und Soziologie); ders., Vom Reich zur Bundesrepublik. Deutschland im Widerstreit der außenpolitischen Konzeptionen in den Jahren der Besatzungsherrschaft 1945–1949, Neuwied, Berlin 1966 (Politica, 38).
2 Hans-Peter Schwarz, Die gezähmten Deutschen. Von der Machtversessenheit zur Machtvergessenheit, Stuttgart 1985; ders., Die neue Völkerwanderung nach Europa. Über den Verlust politischer Kontrolle und moralischer Gewissheiten, Munich 2017.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Reiner Marcowitz, Rezension von/compte rendu de: Hans-Peter Schwarz, Von Adenauer zu Merkel. Lebenserinnerungen eines kritischen Zeitzeugen, hg. von Hanns Jürgen Küsters, München (Deutsche Verlags-Anstalt) 2018, 734 S., ISBN 978-3-421-04838-7, EUR 50,00., in: Francia-Recensio 2019/2, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62909