A peste, fame et bello ... De ces trois fléaux qui ont marqué l’espace vital des hommes et femmes de l’époque préindustrielle, la famine est certainement la moins connue. Non pas qu’elle soit moins étudiée: cet ouvrage monumental sur la grande famine qui, vers la fin du fameux »petit âge glaciaire« que fut l’époque moderne, a frappé dans les années 1770–1772 de larges aires du monde, ouvre par une synthèse de l’état international des recherches qui en montre toute l’ampleur. Mais une famine se soustrait plus facilement que la peste ou la guerre à la perception collective et à sa prise en compte dans le récit historique global. Ses origines tentent à se dérober, elle s’accomplit sous l’influence d’un faisceau complexe de facteurs qui dominent son évolution et sa diffusion, et les traces qu’elle laisse sont difficiles à imputer à une causalité simple ou unique.
Plus qu’un simple fait historique, la famine relève donc d’un discours collectif sur les réalités vécues. Pourtant, comme l’auteur l’affirme à raison dès la première phrase de son étude: peu d’événements touchent la société d’une façon aussi entière. Sa thèse centrale est l’interaction entre les faits naturels et l’homme comme acteur culturel. Dans sa conception, la famine est autant façonnée par le contexte humain et social que par les événements climatiques auxquels elle est traditionnellement imputée. C’est »un événement socio-naturel« (p. 8), et la famine de 1770–1772 fut une »catastrophe double«, autant culturelle que naturelle.
Aussi, par opposition au déterminisme climatique traditionnel, l’approche de Dominik Collet veut-elle intégrer les différents champs et facteurs qui entrent en ligne de compte dans le cadre d’une histoire véritablement écologique. La famine de 1770–1772 est à cet égard un excellent champ d’observation. Ce qui la distingue de catastrophes similaires antérieures, mais aussi, par exemple, de celle d’Irlande au siècle suivant, c’est qu’elle s’est déroulée dans une période charnière marquée par d’importants changements sociaux et culturels globaux, tels que l’irruption de modèles explicatifs séculiers face aux vieilles réactions religieuses, la montée de l’utilitarisme et du libéralisme économique, l’essor d’une vision romantique de la nature, et le clivage croissant entre la perception de la nature et celle de la culture.
La famine de 1770–1772 a bien touché de grandes parties du monde entier, mais elle est traitée ici principalement dans les limites de l’Empire germanique, avec des excursions vers les pays limitrophes en Europe, à l’ouest (France, Angleterre) et à l’est, sans cependant analyser à fond la production historique de ces pays-là. Les sources utilisées, nombreuses, proviennent quasi-exclusivement des archives allemandes et autrichiennes. Toujours est-il que l’analyse est riche et détaillée et permet dans les limites du matériau mis en œuvre un questionnement en profondeur et une analyse multi-componentielle.
L’auteur montre parfaitement que la famine a exercé une influence considérable dans bien des domaines de la vie collective. Sans oublier l’insertion de la famine dans les grands narratifs historiques sur l’évolution des rapports entre l’homme et la faim, il distingue à cet égard trois grands champs: le champ alimentaire, soit le problème de la nourriture et du contexte politique de sa production et répartition, en particulier dans le cadre de l’absolutisme réformateur de l’époque; le champ scientifique, prenant appui sur la famine pour développer des réflexions et activités destinées à améliorer la production agraire, dans une vision changeante de l’environnement naturel, en particulier au sein des nouvelles sociétés savantes consacrées à l’agriculture; enfin le champ récemment développé d’une histoire culturelle de l’économie, mieux, d’une anthropologie inspirée par le concept de l’»embedded economy« et les food studies.
Après l’introduction qui définit le sujet, résume l’historiographie, et réfléchit sur les possibilités et les limites de l’approche socio-naturelle proposée, le traitement de la thématique s’articule en quatre grandes parties. Pour commencer, l’analyse de la crise alimentaire des années 1770–1772 suit les grandes lignes de l’histoire écologique et climatique, tout en soulignant la concomitance et l’interpénétration de plusieurs cycles critiques (agriculture, économie, système bancaire, mortalité). La véritable nouveauté de cette étude réside en l’articulation de ce socle analytique, somme toute assez traditionnel, avec trois autres grands chapitres riches en analyses et exemples, intitulés »Deuten« (Donner sens), »Handeln« (Agir) et »Bewältigen« (Maîtriser).
En effet, de prime abord plusieurs sens ont été donnés à la famine de 1770–1772: punition divine, événement naturel, ou catastrophe sociale. Probablement plus que par le passé, la question de la culpabilité des morts de famine s’est posée au sein du grand public: était-ce leur propre faute? Étaient-ils des pécheurs? Et que faillait-il penser des nombreux jeunes enfants morts de faim? Dans le contexte culturel en ébullition de cette époque, de telles interrogations ont facilité le passage des explications traditionnelles (les catastrophes climatiques comme punition divine) aux visions marquées par le social, le culturel et la dimension scientifique.
Le chapitre suivant, »Agir«, couvre près de la moitié du livre. On y trouve successivement exposées les réponses concrètes que les États, les hommes politiques et les administrations ont données à la crise frumentaire: interventions économiques, mais aussi réformes administratives et politiques humanitaires; la naissance d’une économie de subsistance localisée et ses modalités multiples telles que l’entraide, la criminalité ou les migrations; la mise en œuvre de stratégies de communication et d’attribution de sens (y compris la réaction antijuive classique contre les Kornjuden); et l’analyse scientifique proposée par les agronomes, économistes, médecins et autres savants.
Ces analyses globales sont enrichies de la présentation détaillée de quelques situations régionales mettant en œuvre des réponses ou des faits caractéristiques: Ratisbonne et la micropolitique de la faim par la Diète d’Empire; l’approche pédagogique de la compassion et des subventions aux besoins dans l’Erzgebirge en Saxe; et l’interaction entre la grande famine et le premier partage de la Pologne en 1772, qui s’est soldée par une véritable »politique de la faim«.
Le dernier chapitre, »Maîtriser«, plus bref mais illustré de quelques images parlantes, s’interroge sur la mémoire et l’oubli de cette famine, son souvenir dans la culture matérielle (monuments commémoratifs, images, médailles), et le rôle de catalyseur du climat dans la pensée socio-naturelle. Par la force du modèle analytique présenté, élaboré dans toute sa richesse, cet ouvrage constitue certainement un jalon désormais incontournable dans le renouveau de l’histoire naturelle et le développement de l’écologie historique.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Willem Frijhoff, Rezension von/compte rendu de: Dominik Collet, Die doppelte Katastrophe. Klima und Kultur in der europäischen Hungerkrise 1770–1772, Göttingen (Vandenhoeck + Ruprecht) 2019, 466 S., 24 Abb. (Umwelt und Gesellschaft, 18), ISBN 978-3-525-35592-3, EUR 50,00., in: Francia-Recensio 2019/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62940