La symbolique du cœur, l’écrin précieux, et la légende de la duchesse Anne, tout était là pour agiter les passions lorsque le vol du reliquaire du cœur d’Anne de Bretagne est annoncé. Comme en témoignent les images de vidéosurveillance, c’est une nuit d’avril 2018 que le fameux reliquaire en or de la duchesse fut dérobé du musée Dobrée à Nantes. Des pétitions en appellent aux voleurs de restituer cette pièce d’une valeur inestimable. La presse nationale s’émeut. Il s’agit du petit coffret fabriqué en 1514 pour les funérailles du cœur de la reine de France. L’émotion est donc vive moins d’une semaine plus tard lorsque le coffret précieux est retrouvé non endommagé. Cet épisode, s’il le fallait, révèle combien cet écrin est central dans l’imaginaire national. Il l’est aussi dans le livre de Jacques Santrot.

L’auteur a été le conservateur en chef du Patrimoine de Loire-Atlantique et pendant 25 ans le conservateur du musée Dobrée. C’est dire que l’auteur a longuement fréquenté les sources relatives au cérémonial de deuil de la duchesse. Le livre de plus de 700 pages est à l’image de la longueur des cortèges infinis, des défilés, cérémonies et processions qui conduisent le corps de la défunte reine de Blois à Saint-Denis, et accompagnent son cœur enterré séparément de Blois à Nantes. Cette séparation du corps et du cœur revêt une dimension toute symbolique pour Anne qui fut deux fois couronnée reine de France, comme l’épouse successive de Charles VIII et de Louis XII, mais qui fut aussi la duchesse d’une Bretagne encore autonome avant son intégration au royaume de France à la suite du décès de Claude de France (fille ainée de Louis XII et Anne de Bretagne) mariée avec François Ier.

La première partie de l’ouvrage fait le récit chronologique et minutieux des doubles funérailles depuis le moment du décès de la reine Anne en janvier 1514. La seconde partie de l’ouvrage est une édition d’un dossier de sources dont on donnera le détail plus bas. Par ailleurs, le livre compte encore six annexes, une statistique passionnante dressée à partir des comptes de Guillaume de Beaune avec tous les paiements qu’ont occasionné les funérailles de la dépouille royale, puis celle des comptes de Jacques Guischart pour celles du cœur. Une annexe supplémentaire est consacrée aux salaires et prix courants à Blois et à Paris en 1514, une autre est le dossier récapitulatif des informations concernant le coffret du cœur. Une dernière annexe de près de 100 pages dresse la liste détaillée des personnages peuplant le monde d’Anne de Bretagne. Le tout est couronné d’un glossaire, d’une bibliographie et de plusieurs index sans oublier un dossier iconographique abondant, dont plus de 30 planches couleur de superbe qualité.

Le livre est donc une mine de ressources. Sans doute le grand public préférera des ouvrages plus accessibles comme »Anne de Bretagne, une histoire, un mythe«1 publié en 2007 chez Somogy ou celui publié aux éditions Silvana editoriale en 2014 »Le cœur d’Anne de Bretagne«2 (à la suite d’une exposition qui avait occasionné le projet formidable d’une digitalisation en trois dimensions de l’écrin toujours disponible sur http://adb.mgdesign.fr/). Puisque Santrot n’est évidemment pas le premier à s’intéresser au cérémonial funéraire de la duchesse, on comparera son ouvrage à l’excellente contribution d’Elizabeth A. R. Brown, Cynthia Brown et Jean-Luc Deuffic, publié par Brepols en 20133.

Une partie des documents publiés est identique, comme le texte de Pierre Choque, »Commemoracion et advertissement« où on trouve par exemple un magnifique »rondeau« qui relate l’échange en forme de dialogue du cœur et de l’esprit de la reine. Ce texte inclut aussi »La déploration du château de Blois« qui énumère les espaces où vécut la reine, et le descriptif de l’ordre du cortège. Pour cette nouvelle édition, Jacques Santrot s’appuie sur le manuscrit ms. 653 de la Bibliothèque municipale de Nantes, alors que Jean-Luc Deuffic pour l’ouvrage publié par Brepols suivait le manuscrit Français 5094 avec variantes du Français 25158 de la Bibliothèque nationale.

Jacques Santrot a certes choisi un manuscrit de réalisation plus médiocre provenant de Nantes, mais d’une part il donne le détail des dédicataires et des descriptifs des quarante autres copies connues, et d’autre part il offre en notes des variantes plus complètes. L’ouvrage de Santrot a par ailleurs le mérite de nous faire découvrir quelques images moins connues des bibliothèques provinciales de Nantes ou du Mans. Pour le détail des autres manuscrits et copies du récit de Choque, l’ouvrage de Brown, Brown et Deuffic est plus riche, en revanche Santrot insère le descriptif des miniatures dans la retranscription du texte.

Ceci dit, le texte »Trépas de l’hermine regrettée« dont Elizabeth A. R. Brown et Cynthia Brown ont donné une superbe édition critique n’a pas été repris par Santrot, ni les épitaphes et autres textes édités pas Jean-Luc Deuffic. Par contre Santrot publie pour la première fois »L’Estat des officiers« qui est un document de trésorerie à l’état de brouillon, et puis surtout le compte des funérailles d’Anne de Bretagne par Guillaume de Beaune. Les deux ouvrages sont donc bien différents.

Les documents financiers, comme le long parchemin de Guillaume de Beaune récapitulant les dépenses occasionnées par les funérailles de la dépouille ducale, permettent à l’auteur d’accorder une place importante aux dimensions économiques. Par ailleurs, l’auteur accorde une grande importance à l’entourage de la reine mais aussi aux crieurs, porteurs de torches, pauvres ou pleurants qu’on compte par milliers, par exemple 1700 pleurants pour le cortège qui quitte Blois. L’ouvrage se penche aussi sur la culture matérielle, le coût des costumes, le poids de cire consommé pour les cierges, le détail des décors, le nombre de chaussures distribuées, etc. Les aspects liturgiques ne sont pas négligés, pour ne citer qu’un exemple, on compterait au total jusqu’à 6964 messes basses à 3 sous tournois. De temps en temps les pratiques sont mises en perspective avec d’autres situations funéraires, ce qui permet aussi des points de comparaison avec d’autres personnages historiques importants.

Le foisonnement de détails, les calculs minutieux, le récit chronologique rigoureux et parfois fastidieux, la publication de documents encore jamais édités contribuent au bout du compte à un livre novateur. Ce n’est pas un mince exploit lorsqu’on sait le nombre toujours croissant de travaux au sujet du cérémonial funéraire d’Anne de Bretagne. Les historiens intéressés au cérémonial, à la symbolique royale, à l’imaginaire politique, à l’histoire de la cour, et surtout aux aspects matériels de la mise en spectacle du pouvoir trouveront là un livre foisonnant très près des sources.

1 Pierre Chotard (dir.), Anne de Bretagne. Une histoire un mythe [exposition présentée au musée d’histoire de Nantes – château des ducs de Bretagne, du 30 juin au 30 septembre 2007], Paris 2007.
2 Laure Barthet, Camille Broucke (dir.), Le cœur d’Anne de Bretagne [exposition, Château de Châteaubriant, du 14 juin au 28 septembre 2014], Milan 2014.
3 Elizabeth A. R. Brown, Cynthia Brown, Jean-Luc Deuffic, »Qui mecte ma povre ame en celeste lumiere«. Les funérailles d’une reine Anne de Bretagne (1514), Turnhout 2013.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Nicole Hochner, Rezension von/compte rendu de: Jacques Santrot, Les doubles funérailles d’Anne de Bretagne. Le corps et le cœur (janvier–mars 1514), Genève (Librairie Droz) 2017, 725 p., 27 fig., 35 p. de pl. (Travaux d’Humanisme et Renaissance, 572), ISBN 978-2-600-04749-4, EUR 49,00., in: Francia-Recensio 2019/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62988