Cet ouvrage collectif résulte du projet porté depuis 2003 par les enseignants-chercheurs de l’université de Virginie de se réunir, par-delà les frontières disciplinaires autour de la thématique des Lumières plurielles, d’une approche globale des dix-huitièmes siècles (eux-mêmes écrits au pluriel), pour réagir à la tendance à l’isolement dans une recherche hyperspécialisée et par là même cloisonnée. Si l’initiative est louable, disons-le d’emblée, le résultat n’est pas à la hauteur des attentes.

Pourtant, les éditeurs scientifiques du volume ont clairement cherché à »cocher toutes les cases«, plaçant les contributions sous les auspices de l’histoire globale et des réseaux dès le titre, multipliant les références aux »connexions globales«, aux circulations transatlantiques voire à la connectivité du XVIIIe siècle.

Mais passée cette déclaration d’intention, l’ouvrage divisé en quatre parties, se présente comme un inventaire à la Prévert, un fourre-tout où le XVIIIe siècle est le seul dénominateur commun entre des contributions qui ne dialoguent jamais les unes avec les autres. On a l’impression que les contributions présentées à l’occasion du dixième anniversaire du séminaire interdisciplinaire »Les dix-huitièmes siècles« ont été mises bout à bout sans réel effort d’écriture collaborative.

Le volume s’ouvre sur une partie consacrée au savoir et à la vie des livres, et sur un texte consacré aux références bibliographiques et aux notes et appareils critiques chez Kant. Si le philosophe de Königsberg redoute le trop-plein de livres et le recours systématique au livre au détriment de l’exercice de sa raison critique, ses écrits ne sont cependant pas la production solitaire d’un esprit raisonnable, mais forme un espace de circulations et d’échanges, fait de renvois d’un article à l’autre, d’une référence à l’autre, dans une »grande chaîne« de livres.

L’approche proposée ici est intéressante mais, par-delà l’utilisation d’expressions à la mode comme »réassembler les réseaux de communication« au cœur du »processus des Lumières«, elle se révèle très classique. Toute l’histoire du livre la pratique en fait depuis des décennies. Quant au public du siècle des Lumières, effectivement il n’est pas seulement un public de lecteurs, mais aussi un public qui s’assemble et débat. De même, comment ne pas être d’accord avec l’affirmation selon laquelle l’épistémologie des Lumières ne saurait se suffire à elle-même mais doit inclure aussi l’histoire sociale du savoir?

Passée cette mise en bouche, le lecteur ou la lectrice embarque pour un voyage plein de cahots à travers la galaxie dix-huitiémiste, dont la logique qui a prévalu l’établissement de l’itinéraire d’ensemble lui échappera jusqu’à la dernière page. L’étude approfondie de l’inventaire (et au-delà des affaires) d’un imprimeur à la réussite professionnelle et sociale indéniable, William Strahan, en 1759, ou la nécessaire lecture en contexte des références diplomatiques et militaires d’une œuvre d’édification morale, débouchent ainsi sans transition sur une partie II intitulée »Économies humaines«. L’étude du nombre de croisements successifs nécessaires pour le blanchiment (whitening) des nègres, y voisine avec celle des achats à crédit par Thomas Jefferson de chevaux de monte et son insertion au sein des élites virginiennes.

Puis nous découvrons une plantation sucrière à la Jamaïque, avec ses villages d’esclaves où règne le gouvernement domestique par la peur –peur des châtiments, des mutilations et des exécutions mais aussi peur des viols que le maître-prédateur consigne scrupuleusement dans son journal. Débute alors une brève partie, la troisième, »Géographies d’artistes«, réunissant seulement deux des douze communications, que les éditeurs scientifiques ont manifestement eu du mal à relier à l’ensemble, où l’on revisite un classique de Watteau, »L’embarquement pour Cythère«, avant de faire voile vers le Surinam, où un portraitiste natif de Boston, John Greenwood, a peint au rythme d’une vingtaine par an entre 1752 et 1758, les portraits de représentants du négoce atlantique et des élites de la colonie hollandaise – tous perdus – ainsi qu’une scène de réjouissance très arrosée et inspirée d’Hogarth, »Sea Captains Carousing in Surinam«, qui donne son titre à l’article.

La quatrième et dernière partie s’attaque quant à elle aux références à l’Amérique chez Mozart et chez Beaumarchais, à l’une des œuvres fétiches de Goldoni, la »Locandiera«, avant de finir sur les réminiscences du »Tartuffe« dans le roman »Fray Gerundio« de José Francisco de Isla, laissant le lecteur désarçonné par cette succession brutale de tableaux.

Dans le détail, il est cependant possible de mettre en évidence des contributions intéressantes et bien documentées. Le texte consacré aux achats de chevaux de Thomas Jefferson et au-delà, au sein des élites virginiennes, mérite tout particulièrement l’attention. S’il n’était sans doute pas nécessaire de mobiliser Marcel Mauss et son »Essai sur le don«, la correspondance de Jefferson comme son »Farm Book«, montrent non seulement son attention fine à la généalogie de ses chevaux, ce qui n’étonnera pas de la part d’un naturaliste confirmé, mais aussi et surtout l’économie symbolique qui se déploie autour du cheval et des saillies d’étalon. Économie symbolique qui n’occulte cependant pas une économie bien réelle, puisqu’à la mort de Jefferson ses dettes sont soldées par la mise en vente du domaine, esclaves compris.

De même, l’étude des livres d’entreprise de William Strahan est particulièrement intéressante, car elle montre non seulement l’essor des affaires d’un imprimeur (Samuel Johnson l’a décrite comme »la plus grande imprimerie de Londres«), la manière dont il a réussi à s’imposer face aux libraires, mais aussi ses choix, les auteurs avec lesquels un lien de confiance puis de fidélité se tisse (notamment David Hume, Edward Gibbon ou ses amis David Hall et Benjamin Franklin). En définitive, c’est lorsque les contributeurs s’appuient sur des sources originales et brossent par touche un vaste panorama de ce qu’elles offrent comme ressources aux chercheurs pour appréhender la richesse et la diversité du XVIIIe siècle, suivre les trajectoires individuelles et dessiner les portraits de groupe, qu’ils réussissent à être en phase avec le projet du livre, sans qu’il soit nécessaire de plaquer des références artificielles aux réseaux ou au XVIIIe siècle comme âge global hyperconnecté qui, dans ce contexte précis, ne présentent aucune dimension heuristique.

Pour terminer sur une note positive, et sans céder aux sirènes des humanités numériques qui sont parfois elles aussi des prétextes, on saluera le choix d’avoir associé au volume un atlas numérique (»A Digital Companion«) via la plateforme MapScholar (http://mapscholar.org/18th/), aux ressources suggestives bien que de qualité inégale: la biographie de Strahan renvoie ainsi à sa page Wikipedia.

Alors que les chercheurs sont de plus en souvent pressés de donner accès aux données sur lesquels ils ont bâti leurs analyses, à la manière des sciences économiques et expérimentales, et que dans le même temps, les éditeurs, même académiques, rechignent à publier notes, graphiques, documents annexes et dossiers iconographiques, nul doute que cette initiative mérite d’être versée au chapitre des discussions en cours sur la science ouverte.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Pierre-Yves Beaurepaire, Rezension von/compte rendu de: David T. Gies, Cynthia Wall (ed.), The Eighteenth Centuries. Global Networks of Enlightenment, Charlottesville, VA, London (University of Virginia Press) 2018, X–306 p., num ill., ISBN 978-0-8139-4075-5, USD 39,50., in: Francia-Recensio 2019/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62992