L’historiographie française, plus qu’une autre peut-être, subit des modes aussi absurdes qu’amusantes. Pendant longtemps, sous l’effet de l’École des Annales, il ne fallait pas s’intéresser à l’histoire militaire, surnommée par dérision »histoire-bataille«, et jugée à la fois patriotique et anecdotique. Mais, s’interroge Florence Alazard, l’»histoire-bataille«, telle que définie par ses détracteurs, a-t-elle jamais existé? À juste titre, on peut en douter. Le seul résultat tangible de cette lubie a été de laisser tout le champ à l’historiographie anglo-saxonne, traditionnellement imperméable aux modes françaises. Malgré l’important renouvellement historiographique de ces dernières années, menée notamment par Hervé Drévillon et Pascal Brioist, consacrer sa thèse d’HDR à l’histoire d’une bataille ne va pas encore tout à fait de soi. D’où la riche mise au point épistémologique à laquelle se livre l’auteur en introduction.
Florence Alazard pousse la provocation jusqu’à parler d’une »bataille oubliée«, ce qui laisse entendre que la rencontre d’Agnadel, en 1509, ne fut qu’un fait d’armes marginal et sans lendemain, dont le souvenir se serait rapidement estompé. En un sens, la quintessence de l’histoire-bataille! De fait, dans la confusion générale des premières guerres d’Italie, Agnadel est l’une des batailles les moins déterminantes: engagée presque par hasard, elle est sans doute moins importante, tactiquement parlant, que Fornoue (1495), Ravenne (1512) ou Marignan (1515); et d’un point de vue politique, elle ne débouche sur rien, puisque la république de Venise, écrasée sur le terrain, va se relever en peu de temps et même renouer son alliance avec la France.
Une bataille pour rien, donc. Mais c’est là que réside finalement tout l’intérêt de l’affaire: Florence Alazard ne consacre qu’un seul chapitre à la bataille proprement dite, dont les aspects militaires ont d’ailleurs fait l’objet d’un ouvrage récent (Marco Meschini, La Battaglia di Agnadello. Ghiaradadda, 14 maggio 1509, Bergame 2009). Son livre s’attache surtout au contexte diplomatique et intellectuel, dont la très fine analyse constitue les premiers chapitres. À l’époque des négociations de Cambrai (1508), l’information politique joue désormais un rôle considérable, à coup de dépêches plus ou moins secrètes: entre la correspondance du cardinal d’Amboise et celle des ambassadeurs/espions italiens, on est déjà fort bien renseigné sur le cours des négociations. Mais à cette documentation s’ajoutent en nombre libelles, proclamations et poèmes, de plus en plus souvent imprimés.
Dans ce »combat de paroles« et, n’ayons pas peur du terme, cette propagande, les Français semblent avoir pris une longueur d’avance. Car, dès la première expédition de Naples en 1494–1495, ils ont eu recours à l’imprimerie pour diffuser, au moins dans le royaume, des nouvelles qui servent à justifier leur propre ligne politique. Comme le remarque l’auteur, »le règne de Louis XII fut un moment exceptionnel dans la production d’une littérature […] qui informe, interprète les événements et conditionne son public« (p. 70).
Et les événements de 1508–1509 furent ainsi l’objet de nombreuses plaquettes imprimées: l’entrée en campagne de Louis XII, la bataille et ses suites furent particulièrement médiatisées – rien de comparable du côté de Venise, où l’imprimerie était pourtant florissante. En revanche, Ferrare, fidèle alliée de la France, devint alors »la plaque tournante des éditions anti-vénitiennes« (p. 114): on y publie en italien et même en français une série de textes d’information et de propagande. Bref, on peut dire que, grâce à l’imprimerie et à l’artillerie, les Français menaient à cette époque une guerre résolument moderne – ce qui leur assura ces succès presque incompréhensibles pour les intellectuels italiens.
La victoire du roi fut extraordinairement mise en scène, aussi bien en France, avec des auteurs comme Jean Marot et Claude de Seyssel, que dans les territoires italiens soumis ou alliés; quant à la défaite vénitienne, il s’agissait de l’expliquer, parfois par l’irrationnel (à coup de textes prophétiques), et de la chanter avec des Lamenti – un genre singulier auquel l’auteur a déjà consacré un très beau livre (Le Lamento dans l’Italie de la Renaissance, Rennes 2010). Dans cette monographie, Florence Alazard offre une contribution très novatrice à la connaissance de ces guerres d’Italie qui, elles aussi, furent trop longtemps »oubliées«.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Laurent Vissière, Rezension von/compte rendu de: Florence Alazard, La bataille oubliée. Agnadel, 1509: Louis XII contre les Vénitiens. Préface de Patrick Boucheron, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2017, 314 p. (Histoire), ISBN 978-2-7535-5133-6, EUR 24,00., in: Francia-Recensio 2019/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62995