Comment est née l’Université allemande telle que Humboldt l’a connue et réformée? Le livre de Boris Klein tente d’y répondre, et va même au-delà. Il propose une microhistoire d’une université disparue, mais autrefois rayonnante, celle d’Helmstedt dans le duché de Brunswick-Wolfenbüttel, durant la période cruciale du second XVIIe siècle, un monde en reconstruction après la guerre de Trente Ans. Novateur dans sa méthode et dans les sources utilisées (en particulier, le catalogue d’annonce des cours et les rapports d’activité trimestriels des professeurs), l’ouvrage s’organise autour de l’histoire des chaires.

Répartis dans les facultés de théologie, de droit, de médecine et de philosophie, chacune comptant entre quatre et six chaires (neuf pour la philosophie), les professeurs ordinaires qui en sont les titulaires forment le cœur de l’ouvrage. En filigrane apparaît tout un monde auquel ils sont reliés, à différentes échelles. Les étudiants bien sûr, dont on peut parfois percevoir l’influence dans les changements d’orientation de cours dont ils sont mécontents, mais aussi les structures d’encadrement de la société du territoire, ainsi que les ducs de la dynastie welfe, fondateurs de l’Université et employeurs des professeurs qui sont, contrairement à ce qui reste la norme dans les territoires toujours catholiques, des fonctionnaires d’État.

Les universitaires dont il est ici question sont donc intégrés dans un écosystème dont ils dépendent et auquel ils s’articulent: l’intérêt de l’ouvrage est de montrer, minutieusement mais aussi avec un sens du récit accompli, comment chacun parvient à naviguer entre les différents impératifs propres à sa fonction et au contexte particulier d’un État luthérien au moment de l’élaboration de cultures confessionnelles, au moyen de ses capacités et des différents atouts qu’il peut avoir en main.

L’histoire des chaires de l’université d’Helmstedt met d’abord en évidence à quel point les universitaires sont pleinement intégrés à la société environnante, et ce, à toutes les échelles, par leur fonction d’expert. Les membres de la faculté de droit sont régulièrement sollicités pour des avis sur des cas complexes, que ce soit collégialement ou à titre individuel, en raison de leur renommée, par exemple. Cela procure aux juristes des revenus conséquents et fait de plusieurs d’entre eux les notables les mieux rémunérés de la ville. Les théologiens font figure d’experts à l’échelle du territoire et de l’Empire, mais sont aussi investis de fonctions pastorales.

Andreas Fröling, titulaire de la deuxième chaire de théologie – une des plus prestigieuses, affectée à l’enseignement et à l’exégèse du Nouveau Testament -, est aussi pasteur à Helmstedt et superintendant de l’Église du duché. Les médecins ont tous un cabinet médical et une clientèle, voire sont les médecins attitrés d’un prince. Même les professeurs de la faculté de philosophie peuvent exercer des fonctions annexes qui font sens: Christophe Schrader, professeur de rhétorique pendant plus de quarante ans, mais aussi bibliothécaire du duché, abbé de Marienberg et inspecteur général des écoles du duché, est »une double charnière, entre les écoles et l’université d’une part, entre le premier stade des études et les facultés supérieures d’autre part« (p. 218). Helmstedt est ainsi un carrefour des savoirs et des pratiques des élites d’encadrement de la société luthérienne de l’État welf.

L’Université se positionne dans un monde universitaire divers et compétitif – la compétition étant articulée aux impératifs politiques et sociétaux cités précédemment. Des figures comme Georges Calixte, Henri Meibom ou Hermann Conring auréolent de prestige l’université welfe. La faculté de théologie fait de Helmstedt le bastion de l’irénisme calixtien (dont l’objectif est de surmonter les désaccords entre confessions chrétiennes pour trouver les moyens d’une réconciliation) contre l’orthodoxie luthérienne défendue à Iéna ou Wittenberg. Les enseignants sont régulièrement impliqués dans des controverses à l’échelle de l’Empire, qui influencent la formation des étudiants en théologie, de plus en plus inféodée à cet impératif. Le recrutement des professeurs de droit, enjeu politique du fait de leur rôle de conseiller des princes et de formateurs des cadres de l’État, s’inscrit lui aussi dans un paysage large.

D’une manière générale, la carrière des professeurs est inscrite dans ces deux précédentes dimensions. La division disciplinaire est de mise pour les chaires et les facultés, mais pas pour les individus amenés à les occuper: les chaires s’organisent donc en une hiérarchie du prestige (et des rémunérations) à l’échelle de l’ensemble de l’université. Une carrière est couronnée par l’obtention de la première chaire en théologie, survenant en général après avoir occupé une chaire de moindre prestige dans une autre faculté, souvent dans celle de philosophie.

En outre, le caractère familial voire dynastique des positions universitaires est patent. Les généalogies fournies en annexe mettent en évidence la mainmise de certaines familles sur les chaires les plus prestigieuses, ainsi que leur étroite relation avec les élites de la ville et de l’État. Le très brillant Henri Meibom, médecin et praticien de renommée européenne fait partie d’une dynastie occupant les chaires de médecine pendant au moins cinq générations. Le prestige qu’avait connu son grand-père au sein de la faculté de philosophie lui permet de cumuler deux chaires de professeur ordinaire (en médecine, puis en histoire et poésie).

Les étudiants et l’enseignement peuvent ainsi apparaître comme le parent pauvre des activités des professeurs, ils sont pourtant au premier plan dans l’ouvrage, dont l’un des mérites est de le traiter dans son contexte et sur le temps long. Il apparaît ainsi que, même si les professeurs des universités luthériennes sont particulièrement soumis au contrôle du prince (ils ont une obligation d’assiduité et de rendre compte de leur enseignement, sous peine de sanctions financières) certains font malgré tout à peu près ce qu’ils veulent. Ce peut être de leur prestige – Calixte peut enseigner chez lui –, leurs obligations extra-universitaires – préparer une controverse religieuse, une expertise juridique ou soigner un membre de la famille princière – ou de maladies diplomatiques. Beaucoup d’entre eux cherchent à concilier les impératifs fixés par les statuts de l’université et les besoins concrets des étudiants en terme de formation professionnelle. Par exemple, en faire des praticiens du droit implique de confronter des références issues d’ouvrages très différents, et donc de les étudier ensemble, contrairement à ce qui est prescrit dans les attributions des chaires, ou bien d’utiliser un manuel de droit canon rédigé par un italien à l’attention d’étudiants des universités catholiques.

L’ouvrage, assorti d’un index et d’utiles annexes, offre donc un point de vue bien plus large que le petit monde d’une université disparue. Il présente une histoire sociale des savoirs, divers et articulés les uns aux autres, au prisme d’un lieu au carrefour des institutions d’encadrement de la société germanique en recomposition.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Mathilde Monge, Rezension von/compte rendu de: Boris Klein, Les chaires et l’esprit. Organisation et transmission des savoirs au sein d’une université germanique au XVIIe siècle. Préface de Sophie Roux, Lyon (Presses universitaires de Lyon) 2017, 346 p., nombr. ill., cartes, tabl. généal., ISBN 978-2-7297-0914-3, EUR 22,00., in: Francia-Recensio 2019/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62999