Chinatsu Takeda est bien connue des spécialistes de Mme de Staël notamment par deux de ses publications, »Deux origines du courant libéral en France« (Revue française d’histoire des idées politiques 18,2 [2003]) et »On a Liberal Interpretation of the French Revolution: Mme de Staël’s ›Considérations sur la Révolution française‹«1.
Soutenue en 2000, sa thèse de doctorat intitulée »Mme de Staël’s Contribution to Liberalism in France« (PhD dissertation, University of London), trouve ici une amplification sous forme d’un ouvrage où l’auteur entend montrer que Mme de Staël »was among the most influential liberal political thinkers in nineteenth-century France« (p. 1). Tout en entreprenant d’apporter un éclairage nouveau, Chinatsu Takeda s’inscrit donc dans la continuité d’études récentes qui ont largement réévalué la portée de la pensée staëlienne sur les plans historique et politique.
Afin de situer cette pensée, l’auteur commence par retracer l’origine historique des termes »libéralisme« et »conservatisme«. Elle affirme à page 4 que »conservateur« est un néologisme créé en 1818 pour le titre d’un périodique réfutant les thèses des »Considérations«. En réalité, le mot apparaît dès 1795 avec une signification politique dans un rapport du 18 thermidor an III pour qualifier un gouvernement qui protège du désordre. La lecture de l’»Histoire politique de la Révolution française« d’Alphonse Aulard (1901) aurait permis de corriger cette erreur, mais Aulard ne figure pas dans la bibliographie. Chinatsu Takeda caractérise de manière pertinente Mme de Staël comme une »conservative liberal« (p. 6–7), dont le pragmatisme est manifeste dans son approche du modèle constitutionnel anglais. Attachée à la préservation des droits, de la propriété et de la liberté, mettant l’accent sur le rôle de la culture dans la société, Mme de Staël prône une combinaison d’un parlementarisme bicaméral, d’une administration locale garantissant les intérêts des citoyens et d’une nécessaire civilité dans les rapports entre ceux-ci, civilité guidée par les femmes.
Tout cela est juste et rassemble intelligemment ce qui figure dans les principaux travaux staëliens de ces dernières années, tout en mettant plus nettement l’accent sur l’importance de ce que Chinatsu Takeda appelle »the spirit of association to enhance social and moral cohesion« (p. 12). Ces perspectives sont ensuite développées dans les trois parties du livre: une présentation chronologique de la pensée libérale de Mme de Staël (chap. 2 à 5), une analyse de la réception des »Considérations« (chap. 6 à 11), une étude sur l’influence politique des »Considérations« sur l’historiographie libérale entre 1818 et les années 1860 (chap. 12 à 15). La méthode suivie consiste à s’inscrire dans une philosophie historique du politique en investiguant un ensemble de sources diverses principalement pour y relever ce que les publications de toute nature ont retenu des »Considérations« et établir en quoi elles sont pertinentes pour comprendre la politique française du XIXe siècle.
L’ouvrage est globalement bien informé et la bibliographie est fort nourrie. Quelques références complémentaires n’auraient pas été inutiles et auraient pu étoffer les démonstrations. Par exemple, la remarquable introduction de Bronislaw Baczko au volume paru en 2009 des Œuvres complètes de Mme de Staël intitulé »Des Circonstances actuelles et autres essais politiques sous la Révolution«, volume pourtant largement utilisé par Chinatsu Takeda. Cette lumineuse présentation situe parfaitement le réalisme politique et l’esprit critique de Mme de Staël qui prône le modérantisme. De même, les travaux de Gérard Gengembre et Jean Goldzink analysant les idées politiques et l’analyse historique staëliennes dans les »Considérations« de 1818, ainsi que sur »Des Circonstances actuelles« et »De la littérature«, semblent totalement ignorés.
Il faut malheureusement regretter le nombre considérable et inacceptable dans un ouvrage scientifique de coquilles et d’erreurs dans la bibliographie, qui semble bien n’avoir pas été relue avec suffisamment d’attention. Outre le mauvais libellé des noms avec particule (exemples: »de Bonald, Louis«, ou lieu de Bonald, Louis de, »de Broglie, Victor« au lieu de Broglie, Victor de, etc.), ce qui ne gêne pas trop la recherche de références, outre l’absence de nombreuses majuscules, on trouve des attributions fautives d’éditeur (exemple: »Bonald, ›Théorie de l’éducation sociale […]‹, union générale d’éditions, 1796«, alors qu’il s’agit de l’édition dans la collection »10/18« chez U.G.E. parue en 1972), des noms ou des prénoms mal orthographiés (exemples: »Habermass« au lieu de Habermas, »d’Alembmert« au lieu de d’Alembert, »Julien Calin« ou lieu de Julien Cain, »Jean-Baptist« au lieu de Jean-Baptiste«, »Dixon Sergène« au lieu de Sergine, »Gzynne« au lieu de Gwynne, »Manet Pierre« au lieu de Manent, »Rosenbulum Nancy« au lieu de Rosenblum, »Starzinger Vincent« devient plus loin »Starzinzinger«, etc., etc.).
Des mots français mal orthographiés (exemple: »espace publique« au lieu de espace public), des dates erronées (exemples: la biographie de Mme de Staël par Ghislain de Diesbach a bien été rééditée en 2017 mais l’édition originale est parue en 1983, »Portraits de femmes« de Sainte-Beuve est paru en 1844 et non en 1998, »Le Sacre de l’écrivain« de Paul Bénichou est paru en 1973 chez José Corti et a été réédité chez Gallimard en 1996, etc., etc.), des placements alphabétiques aberrants (exemple: Zeev Sternhell – orthographié »Zeeve«–- est listé tantôt à »S«, tantôt à »Z«) . Choisie parmi d’autres, une entrée cumule pratiquement toutes les fautes graves possibles sur le nom de l’auteur, le titre et l’éditeur: »Dupy Roger, ›Pour une république sans révolution‹, Paris, Presse universitaire de France« (p. 345), alors qu’il s’agit de »Dupuy Roger et Morabito Marcel (dir.), »1795. Pour une République sans révolution«, Presses universitaires de Rennes.
Ces irritantes scories gâchent un livre intéressant, qui, s’il ne bouleverse pas notre connaissance de la pensée politique de Mme de Staël, en offre une bonne synthèse tout en soulignant des aspects plus spécifiques de ce libéralisme staëlien, en particulier l’insistance sur la liberté à laisser à l’administration locale, s’inspirant de la local self-rule anglaise. Brièvement évoqué à la page 200, un rapprochement plus circonstancié aurait pu être envisagé ici avec la théorie bonaldienne de l’administration et de l’organisation sociales. L’auteur établit une filiation entre cette position staëlienne et les vues de Guizot et de Barante sur les rapports entre démocratie, esprit civique, propriété et gouvernement local. Elle situe ainsi le »communal liberalism« défini par Barante dans la continuité des propositions staëliennes. Dans sa conclusion, Chinatsu Takeda écrit que la philosophie politique de Mme de Staël a beaucoup d’affinités avec celle des modérés. On peut être d’accord, sans oublier cependant qu’elle sut être très ferme dans sa défense de la République sous le Directoire.
En tout état de cause, on saluera dans cet ouvrage la finesse de nombreuses analyses, solidement appuyées sur des travaux bien assimilés et d’attentives lectures des textes staëliens, de ceux de ses contemporains et successeurs.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Gérard Gengembre, Rezension von/compte rendu de: Chinatsu Takeda, Mme de Staël and Political Liberalism in France, Basingstoke, Hampshire (Palgrave Macmillan) 2018, X–366 p., ISBN 978-981-10-8086-9, EUR 106,99., in: Francia-Recensio 2019/2, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.63004