La Chronique provençale de l’Arlésien Bertrand Boysset (né vers 1345–1350 et mort en 1415/1416) est un classique de l’histoire en langue vernaculaire, exploité par Baluze et publiée en 1900 par le cardinal bibliothécaire Franz Ehrle sous le double nom de B. Boysset et de Garoscus de Ulmoisca Veteri, lecture incertaine d’une souscription qui surcharge un passage rédigé en latin et que Boysset a emprunté à une chronique de Saint-Victor de Marseille d’auteur inconnu. Cette souscription est reproduite, p. 36, sans d'ailleurs qu’une nouvelle hypothèse soit donnée. Le succès de l’ouvrage de Boysset est dû à l’exactitude et à la précision, au souci de vérité et d’authenticité qui marquent profondément le récit des troubles de Provence entre 1351 et 1414 et du Grand Schisme.

L’ouvrage de Brepols regroupe une vaste introduction de Patrick Gautier Dalché (p. 5–45), la publication et la traduction de la chronique par Marie Rose Bonnet et Philippe Rigaud (p. 48–167), un appendice consacré à la langue de Boysset (p. 169–178), un glossaire (p. 179–180) et une bibliographie.

L’introduction, écrite avec vivacité, rigueur et quelque féroce et obscure préciosité (l’adjectif »scurrile«, p. 37, qualifie de bouffonerie l’attribution à Garoscus ou à Jacobus de Velino de la chronique), présente Bertrand Boysset, entrepreneur lui-même de vignes et de pêche dans les étangs et arpenteur, auteur de deux ouvrages d’arpentage et de bornage, en provençal, et bon dessinateur. Sa curiosité est vaste comme il apparaît à travers les ouvrages qu’il a recopiés, tous écrits ou traduits en provençal, astronomie (»Sidrac«), cosmographie, morale (»Coblas« de Bertran Carbonel), histoire et hagiographie d’Arles (»Roman d’Arles« et »Roman de saint Trophime«), et de la Provence (»Vie de la Madeleine«). Patrick Gautier Dalché analyse son dessein de rattacher ses savoirs techniques aux sciences éminentes et reconnues, arithmétique, géométrie, astronomie et leur donner un statut, une autorité, sur le modèle du droit et de la pratique notariale.

Suit l’étude de la chronique. On en conserve trois versions successives, corrigées et complétées, celle de Gênes (1351–1401), celle de Paris (1365–1402), et celle d’Arles, copie du XVIIIe siècle (1372–1414), tandis qu’une quatrième, probablement perdue, se laisse deviner. Ce n’est pas un livre de raison, même si elle insère des notices familiales et ce n’est pas seulement une chronique d’Arles, un gisement de notices sur la ville, sa société et sa vie politique, sur la météorologie aussi, mais ces annales entendent couvrir l’ensemble des événements religieux, politiques et militaires de la Provence rhodanienne. Le choix du provençal marque qu’elles sont destinées à une bourgeoisie aisée d’entrepreneurs de vignobles et de pêcheries peu familiarisés avec le latin, que Boysset maîtrise puisqu’il intègre des récits en latin, le voyage d’Urbain V en Italie en 1367–1368, le siège d’Arles en 1369, le séjour pontifical en Italie de 1369 à 1372 et le retour à Rome, enfin, de Grégoire XI à Rome en 1376–1378, sa mort et l’élection d’Urbain VI.

La publication du texte n’est pas une édition scientifique et ne repose que sur le manuscrit de Paris. On ne peut que le regretter: l’examen des trois manuscrits aurait sans doute permis de résoudre quelques-unes des difficultés de compréhension. Les éditeurs reconnaissent honnêtement qu’ils n’ont pas bien su traduire trois points, l’adverbe septamens, p. 71, qui accompagne la mort de Clément VII (ils proposent »saintement«, mais c’est peut-être »subitement«), et une courte proposition, p. 97, que foras anat dos trags denera (pour un tremblement de terre) traduite »suivi par deux autres secousses« (mais il s’agit de mesurer la durée du séisme, deux »traits«, deux moments, mais de quoi?). Il faut signaler d’autre part quelques confusions et traductions erronées, Benoît V pour Urbain V p. 57, »dix« pour XV p. 71, »80« pour VIIIXX (160) p. 75, »pierres« pour peiras, p. 90, quand c’est »grelons«, comme à la page 107.

»Porteurs de lances«, p. 99 et 101, ne rend pas le sens de lansas, unité combattante autour d’un homme d’armes, ni »hommes casqués«, p. 157, pour basinetz, qui a la même signification. Une lecture hâtive explique une note rectificatrice sans raison, p. 111, n. 235. Et la description, p. 91, du moulin torier (»à tour«) des Alyscans, las antenas e.l rodet e las palmas del molin torier, évoque le moulin à vent plutôt que le »moulin à roues«: les antenas sont les ailes et le rodet le rouet qui anime les meules; la traduction de palmas demeure en revanche incertaine.

Un paragraphe enfin cumule les imperfections, le récit, p. 75, d’un acte d’intimidation (qui évoque la mafia d’autres lieux et d’autres temps) commis le 11 mai 1392 contre Bertrand Boysset: un pêcheur, »incendiaire«, et onze acolytes saccagent ses deux jeunes vignes, coupant les plants et les brûlant, au Plan du Bourg et en Crau, et celle d’un notaire sur l’ordre d’habitants d’Arles que Boysset ne dénonce pas. Les traducteurs reconnaissent que deux mots leur restent obscurs, p. 75, mansion (»mission« destructrice) et albans. Ils omettent de traduire le mot plantier, pour la seconde vigne coupée, celle de la Crau, et pour donet lo conselh aytal, etc. (c’est-à-dire, avec une normale inversion: Untel donna l’ordre, etc.), proposent »il donna le conseil ainsi, etc.«, ce qui n’a aucun sens, alors que la proposition marque la défaite de Boysset, intimidé au point de ne pas oser confier à la postérité le nom du mandant. On est loin d’une Arcadie provençale pacifique et heureuse.

Il manque aussi un certain nombre d’identifications de lieux, Salsadas sur la route de l’Italie (Sarzana?), p. 48, Val Mutone (Valmontone) entre Rome et Anagni, p. 64, d’événements, la trève de Cent Ans entre Sarrasins et chrétiens en 1404, p. 141, de personnages aussi, Guido de Pruinis, p. 64, Gaubert de Lurnel, exécuté en 1398 à Arles, p. 107, le viguier Lermine, p. 164, les ambassadeurs Jean Dragol (Jean Drogoli, maître rational) et Imiart en 1412, p. 159, le comte de Ponthieu, p. 166, c’est-à-dire le dauphin Jean, décédé en 1417. Par ailleurs, l’index n’est pas toujours commode pour identifier les protagonistes, désignés par leur titre dans le texte et indexés à leur nom personnel (ainsi le »comte de Valentinois«, Louis de Poitiers à l’index).

Cette publication reste donc imparfaite; elle est cependant commode, à condition de ne pas se fier à la traduction et d’aller toujours au texte provençal, et permet d’utiliser une source riche d’informations sur la vie politique et militaire d’une période chaotique. Les fêtes dynastiques, les nombreuses exécutions publiques, les expéditions guerrières scandent le récit, tandis que les phénomènes remarquables (éclipses, comètes, météores, frères siamois, lunes rouges) pourraient évoquer les malheurs du temps sans cependant que Boysset les présente comme des présages. Dans le détail aussi, la chronique apporte des témoignages abondants sur la vie quotidienne, les voyages (et même une promenade familiale d’Arles à Tarascon en charrette, p. 133), les repas, les hébergements des princes et des ambassadeurs, sur les travaux agricoles, les aménagements hydrauliques en Crau et en Camargue, qui en font une source irremplaçable pour la Provence rhodanienne entre XIVe et XVe siècle.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Henri Bresc, Rezension von/compte rendu de: Bertrand Boysset, Chronique, sous la direction de Patrick Gautier Dalché, Marie Rose Bonnet, Philippe Rigaud, Turnhout (Brepols) 2018, 199 p., 7 fig., 1 carte en n/b (Textes vernaculaires du Moyen Âge, 20), ISBN 978-2-503-58053-1, EUR 75,00., in: Francia-Recensio 2019/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66318