Ce premier volume de la collection »Relectio« constitue la publication du colloque tenu à Limoges en mars 2011 dans le cadre du programme de recherche franco-allemand »Hludowicus«, porté par les deux éditeurs du volume. L’ensemble du programme vise à remettre en question une nouvelle fois le discours historiographique sur Louis le Pieux, en approfondissant la période de »crise« de l’empire dans les années 828–833. La question est d’évaluer jusqu’à quel point cette »crise« peut être interprétée comme le ferment d’une réorganisation de la société carolingienne, en sortant de la thématique simplificatrice qui oppose un pouvoir carolingien »fort« à un pouvoir »faible«. Si l’objectif est clair, on regrette de ne pas disposer d’une introduction problématique qui permettrait de rediscuter de cette notion de »crise« qui n’apparaît pas toujours au centre des 19 contributions dont il ne peut être question de rendre entièrement compte ici.
Le point de vue historiographique sur »Louis le Pieux: roi clément ou roi faible?« est donné par Jean-Marie Moeglin qui revient à juste titre sur la nécessaire compréhension de ce que signifie pius au Moyen Âge. Le rex pius est d’abord celui qui règle son comportement sur les commandements divins, qui aime et fait régner la justice et la paix en pratiquant la miséricorde. Il montre comment l’inflexion qui passe de »pieux«, donc »clément«, à »faible« vient des chroniqueurs de la fin du Moyen Âge dans le contexte de la guerre de Cent Ans. Cette tendance ne fait que se renforcer à l’époque moderne qui ajoute à la figure du roi faible celle du roi manipulé par sa seconde épouse. Pour finir, dans le contexte nationaliste du XIXe siècle, le morcellement de l’empire semblait la chose la plus naturelle du monde: Louis le Pieux disparut quasi complètement de l’histoire de France telle qu’on l’enseigne dans les écoles qui passe directement de Charlemagne aux invasions normandes. Cette démonstration aurait mérité en contrepoint une étude sur l’image de Louis le Pieux dans l’historiographie du monde germanique.
Le volume soulève des questions concernant plusieurs grands domaines: l’histoire politique, avec des éléments nouveaux tirés d’analyses statistiques et cartographiques qui font une grande partie de l’intérêt de cette publication. À partir des diplômes, Philippe Depreux décrit un empire dont le centre de gravité se situe toujours entre la Loire et le Rhin et confirme le rôle d’Aix-la-Chapelle comme sedes regni. Les cartes montrent aussi combien la Septimanie, malgré la distance kilométrique avec Aix, demeure une Königslandschaft. De nombreuses cartes illustrent aussi l’étude de Sören Kaschke qui porte sur tous les projets de partage de l’empire comme »moyens tactiques d’exercice du pouvoir« entre 814 et 843. Philippe Depreux conclut son intervention en constatant une réelle césure autour des années 829/830: l’empereur gouverne autrement après ces années, soit en voulant renouer avec les pratiques du début du règne, soit en ayant une nouvelle politique d’attribution des privilèges et en s’appuyant sur des personnes nouvelles.
Les relations avec les Danois sont évoquées par Hermann Kamp qui fait ressortir les nombreuses alliances, accords, négociations menés avec des »rois« non-chrétiens sans que cela pose le moindre problème: la sécurisation de la frontière septentrionale était une priorité politique, tant pour Louis le Pieux que pour son fils Louis le Germanique, mais tous deux savaient bien qu’une alliance avec un »roi« danois ne mettait nullement à l’abri de raids menés par des pillards sur lesquels le »roi« n’avait aucune autorité et de ce fait, aucune responsabilité. Les liens avec l’Italie, étudiés par François Bougard, montrent que l’assignation à résidence de Lothaire en Italie à partir de 830 donne à son gouvernement la continuité qui lui faisait défaut jusqu’alors: la cour de Pavie reprend du lustre, et beaucoup d’éléments sont mis en place – notamment au niveau institutionnel – qui seront développés sous Louis II.
Trois contributions traitent plus spécifiquement de la conception du pouvoir et de l’idéologie carolingiennes: Yves Sassier estime que le lien avec certaines traditions mérovingiennes a été maintenu, tandis que Florence Close explore la théorie classique de l’augustinisme politique, héritée de l’historiographie de l’entre-deux-guerres, et propose une réflexion sur la conception d’empire chrétien. Laurent Jégou focalise l’attention sur les réformes judiciaires de Louis le Pieux en insistant sur leur valeur morale: l’objectif des réformes des années 816–829 n’était ni de transformer la justice, ni de rationnaliser l’économie de la preuve mais de modifier les comportements judiciaires et surtout de les moraliser en s’appuyant sur le modèle biblique offert par la figure de Salomon. Parallèlement, Karl Ubl étudie le développement du droit pénal séculier à partir de la collection de capitulaires de Benoît le Lévite, largement nourrie de divers éléments de droit romain.
L’Histoire économique est représentée par trois études dont une synthèse de Simon Coupland sur les découvertes monétaires des 25 dernières années qui établit qui le monnayage de Louis surpasse celui de son père, tant en termes de contrôle, que de qualité, de production et de distribution. Cette économie monétaire atteint justement son apogée dans les années 820–830. Jean-Pierre Devroey étudie la possibilité de retrouver au sein de la séquence carolingienne »classique« (750–-850) un cycle de Kondratiev avec phase de contraction de l’économie franque – notamment due à des aléas climatiques – dans les années 830. Enfin, Peter Landau propose une relecture du capitulaire de Villis, à nouveau considéré comme lié aux réformes menées par Louis en Aquitaine dans les années 794/795, retournant ainsi à la première datation proposée par Alfons Dopsch en 1912.
Enfin l’histoire sociale et religieuse occupe une grande partie des contributions avec des réflexions nourries de Régine Le Jan sur les rapports de parenté et d’amitié dans le cadre de la crise politique: l’image paternelle du roi pour sa famille qui s’étend au peuple tout entier est une innovation carolingienne car les Mérovingiens fondaient leur autorité royale dans la crainte. La révolte de 830, en inversant les rapports hiérarchiques, a porté atteinte aux fondements même de l’ordre impérial, conçu comme un ordre familial. La crise suscite alors de nouvelles formes de relations politiques entre le souverain et les élites. Raffaele Savigni montre l’élaboration de l’idéal d’une société carolingienne conçu comme corps ecclésial, tandis que Michèle Gaillard évalue à nouveaux frais la politique monastique de Benoît d’Aniane et de Louis le Pieux qui n’a finalement fait qu’accélérer un processus déjà en cours, faisant prendre conscience aux moines de leur importance dans la société et leur procurant les moyens de s’assurer la meilleure place. Maximilian Diesenberger se livre à l’étude des discours moraux à travers les sermons qui mettent directement en relation les sociétés de la périphérie de l’empire comme la Bavière avec la cour, tandis que Courtney Booker scrute les modes de représentation puisés dans la Bible et dans l’Antiquité et observe une revendication prophétique de la détention de la vérité par les évêques dans le déroulement de la crise de 830. La dernière contribution, due à Rudolf Schieffer, en forme de conclusion, revient sur la comparaison entre la politique de Louis et celle de son père.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Geneviève Bührer-Thierry, Rezension von/compte rendu de: Philippe Depreux, Stefan Esders (dir./Hg.), La productivité d’une crise/Produktivität einer Krise. Le règne de Louis le Pieux (814–840) et la transformation de l’Empire carolingien/Die Regierungszeit Ludwigs des Frommen (814–840) und die Transformation des karolingischen Imperiums, Ostfildern (Jan Thorbecke Verlag) 2018, 452 p., 47. ill., 14 cartes (Relectio. Karolingische Perspektiven/Perspectives carolingiens/Carolingian Perspectives, 1), ISBN 978-3-7995-2802-3, EUR 58,00., in: Francia-Recensio 2019/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66322