Voici deux textes fort intéressants du même auteur, un juriste éminent du Moyen Âge, évoquant la paix universelle, la création d’une union européenne, l’établissement d’un tribunal d’arbitrage international, l’abandon des guerres et l’abrègement des litiges, une armée paneuropéenne pour pacifier le Moyen Orient.

Pierre Dubois (ca. 1255–1321) a écrit deux traités politiques sur la reconquête de la Terre sainte qui suggèrent une série de réformes globales. Les deux textes sont conservés chacun dans un seul manuscrit, indice de leur faible diffusion. Le premier (»De recuperatione Terre Sancte«) avait déjà fait l’objet de plusieurs éditions (le texte utilisé ici est celui édité par Charles-Victor Langlois, 1891), et d’une traduction anglaise, mais jamais encore d’une traduction en français moderne; le second (»De abreviatione guerrarum et litium regni Francorum«) avait été largement (mais non totalement) édité et traduit par Natalis de Wailly (1846), un travail auquel Pierre-Anne Forcadet reconnaît avoir beaucoup emprunté. Ces deux traductions rendent accessibles à un plus large lectorat les écrits de Pierre Dubois.

Pierre Dubois est un légiste, c’est ce qui donne à ces deux textes, parmi d’autres consacrés à la croisade, leur coloration particulière. Le »De recuperatione« comporte deux parties: la première est un projet détaillé de récupération et de défense de la Terre sainte; la seconde expose comment le roi de France pourrait se faire élire empereur et prendre la tête de la croisade, tandis que son frère ceindrait la couronne de Byzance. Dans la première partie, dédiée au roi d’Angleterre Édouard Ier, Pierre Dubois expose un certain nombre d’idées originales relatives à l’enseignement. Après la pacification de l’Occident – un thème courant dans les traités de croisade – et avant même la colonisation, il convient de trouver des hommes et des femmes suffisamment instruits en organisant un système scolaire propre à former cette élite, articulé à partir d’un réseau hiérarchisé de studia (studia de grammaire pour les garçons et filles à partir de quatre ou cinq ans, studia de logique et philosophie de onze-douze ans à quatorze ans, studia de théologie où iraient les meilleurs élèves). Les moins doués auraient le choix entre la chirurgie humaine, vétérinaire et les arts mécaniques, les filles seraient orientées vers les écoles de médecine. S’y ajouterait, parallèlement à cet enseignement ou intégrée à lui, la fondation d’écoles spécialisées dans les langues orientales.

Les deux éditeurs du »De recuperatione« (Marianne Sághy et Alexis Léonas) insistent avec raison sur l’idée de la suprématie de l’éducation comme catalyseur d’un changement chez Dubois. L’attention portée au rôle à la fois politique et pragmatique des femmes dans ce projet est à coup sûr un des aspects les plus originaux du texte.

Le »De recuperatione« s’inscrit dans une longue liste de traités sur la croisade (Humbert de Romans, Gilbert de Tournai, Guillaume de Tripoli, et Fidenzio de Padoue), dans lesquels la critique de l’Église associée à l’idée de réforme est une constante. Mais contrairement à ce qui est dit (page XIV), Dubois n’est pas le dernier Français à croire aux croisades. Une cinquantaine d’années plus tard, Philippe de Mézières se prêtera au même exercice à travers la rédaction de trois versions (1367, 1384, 1396) de l’ordre de la Passion du Christ. La dénonciation du manque de zèle et de vertu évangélique dans la chrétienté sans lesquels le projet de croisade ne pourra jamais aboutir est un thème commun à l’ensemble de ces textes. L’ancrage dans la tradition théologico-scolastique est fortement souligné, mais l’écheveau des traditions (cistercienne, saint Bernard, joachimienne et autres), sur lesquelles s’est construite la fiction politique d’un État en Orient, pourrait se révéler plus complexe. La focalisation sur le modèle scolastique ne serait-il pas réducteur et contraignant?

Dubois est actif dans le conflit entre Boniface VIII et Philippe le Bel, de même dans celui entre les Templiers et le roi. On sait l’importance des juristes dans le Conseil du roi bien qu’ils ne soient pas majoritaires, et l’on trouve des échos des affaires auxquelles il a été mêlé, voire dans le »De recuperatione« et dans le deuxième texte (»De abreviatione«) la critique à peine voilée des ordres religieux militaires. Soulignons dans le deuxième texte (»De abreviatione«) l’accent mis sur les procédures judiciaires: modalités d’élections des juges qui auront à arbitrer les conflits avant le départ en Terre sainte; il s’agit par exemple d’arriver à ne pas prolonger une instruction au-delà d’une vie, procédure moins chère, moins risquée et plus brève à utiliser en Terre sainte pour mettre un terme aux discordes.

Notons la mention du crimen lese divine majestatis: tout comme cet archevêque à qui on a confié la nomination du général, ne sera-t-il pas accusé de lèse-majesté humaine quand son général aura été battu à cause d’un commandement erratique, désordonné et incompétent dans la manière de conduire l’armée? Les accusations sont graves et symptomatiques de l’imprégnation par le droit romain du projet de croisade.

Mais Dubois reste nébuleux sur le sujet de la structure institutionnelle de la nouvelle fondation, la priorité est aux prémisses idéologiques, théologiques et juridiques, ce qui fait toute la force de son discours. Les soldats chevaliers doivent garder des repères – chaque royaume catholique doit avoir un château, une ville pour éviter l’isolement et ses effets délétères comme la tristesse, le chagrin –, à commencer par vivre dans un cadre familier qui leur rappelle leurs origines, y compris à travers le nom donné aux villes identique à celui d’où ils proviennent. De même, ils seront soignés par leur propre médecin, pour toujours éviter l’influence néfaste de la solitude et du dépaysement. Mézières sera plus radical, intégrant la sexualité jusque dans les détails du quotidien: il préconise que les croisés soient accompagnés de leurs épouses pour éviter les tentations auxquelles, selon lui, inclinent les fortes chaleurs.

L’analyse qui met en relation les deux textes avec les circonstances politiques est clairement établie par les éditeurs. Ils ont aussi le souci de corréler Dubois aux juristes et aux théologiens du temps, avec Guillaume Durand, avec Raymond Lulle. Ainsi, les éditeurs du »De recuperatione« signalent (p. XLII, n. 81) qu’»une étude comparative des deux auteurs reste un desideratum«. Ajoutons à leurs remarques sur ce sujet (les relations entre Dubois et Lulle) que, contrairement à ce dernier (collège de Miramar aux Baléares), Dubois n’avait pas une connaissance de première main des langues orientales. On trouvera dans le premier texte (»De recuperatione Terre Sancte«) des mentions pour le moins étonnantes, comme celle de Roger Bacon († après 1292) (p. 163 et 173 de l’édition). Roger Bacon mettait en avant les arts mécaniques, l’optique, l’alchimie, et plus particulièrement les miroirs ardents pour repousser les Sarrasins au-delà de leurs frontières: Si duodecim talia specula haberent illi qui sunt ultra mare Christiani, ipsi sine effusione sanguinis pellerent Sarracenos de finibus eorum1, cité par Charles-Victor Langlois, le premier éditeur du texte, p. 69.

On trouvera aussi dans le second texte (»De abreviatione guerrarum et litium regni Francorum«, p. 409) un développement très intéressant sur les démons. Fondé sur le »De divinatione dæmonum« de saint Augustin, Dubois semble dire que, si les païens (les Grecs, les Latins) ont réussi à maintenir leur empire, c’est précisément parce qu’ils savaient comment communiquer avec les démons; mais le christianisme, dont la France est le fleuron, a trouvé en cette dernière la nation qui peut assurer sur terre la monarchie et conforter sa cause.

Saluons donc dans les introductions le souci de clarté et de rigueur qui donne envie au lecteur d’aller plus loin, et en particulier, de se poser la question suivante: en tant que »projection« de la société occidentale en Terre sainte, l’utopie visait à l’édification d’un nouveau royaume de Jérusalem; dès lors ne pourrait-on penser que par un effet de balancier cette conception théologique et sacrale puisse servir de modèle politique à l’Occident médiéval?

Nous aimerions terminer le compte rendu sur un compliment plus appuyé, tant cet ouvrage est passionnant, mais son intérêt ne doit pas nous dispenser d’en marquer les fautes et les approximations, voire les erreurs de traduction (la traduction n’est-elle l’intérêt premier du livre?). Ainsi, nous ne pensons pas, page 7, qu’il faille traduire mirabiliter par »prodigieusement«; par »enchantement« serait plus juste, idée développée ensuite que les démons ont favorisé par un charme maléfique l’occupation des Lieux saints. Page 67, nous ne pensons pas non plus qu’il faille traduire commentator Averrois par le »commentateur d’Averroès«, mais de manière plus simple par: »et comme le dit Averroès, le Commentateur [d’Aristote]«; la note 52, qui s’y réfère, avec renvoi à Siger de Brabant, n’a dès lors plus lieu d’être. Page 69, tauris traduit par »bœufs«, »taureaux« serait plus approprié. Page 145, sicut de uno romancio, traduit par »comme un roman«, nous proposons »comme dans un ouvrage en langue romane«. Page 211, quod divinum servicium nullatenus minuatur, nisi per abreviationem ad instar ordinis Predicatorum, signifie selon nous »par là le service divin ne sera diminué d’aucune manière, si ce n’est par abréviation« (et non »ne sera diminué d’aucune manière, ni même abrégé à l’exemple de l’ordre des Prêcheurs«).

Dubois veut dire ici que la liturgie de ces religieuses sera, comme celle des Dominicains qui imitèrent celle des Cisterciens, abrégée, c’est-à-dire qu’on supprimera les répétitions d’antiennes inutiles, qu’on fera la chasse à la multiplication des prières superflues. Les Dominicains avaient ainsi fait le ménage dans leur liturgie pour distraire quelques heures de plus pour l’étude. L’abrègement, la réduction, à des fins pédagogiques et pragmatiques, est une obsession chez Dubois. À la page 213, mala plurima non sequantur est rendu par »qui ne résulterait pas de nombreux maux«, alors que le sens exige »qui n’aurait pas pour conséquence de nombreux maux«. Il nous semble un peu facile de ne pas mettre en français, page 351, principio dans in principio auctenticorum, ce qui donne »dans le principio des authentiques«, lors même que la traduction la plus évidente est »au début de ces livres [les livres de lois de Justinien] ayant une valeur juridique reconnue«; toujours, page 351, quelques lignes plus haut, conspectum eius, c’est-à-dire »à la vue de ce dernier [le faucon]« devient »à votre vue«.

Page 407, philosophantes ne peut se traduire par »philosophes« tout court, car Dubois désigne ici un groupe très précis, les Artiens (enseignant à la faculté des arts) qui font de la théologie philosophique fondée sur Aristote et Averroès, comme Siger ou Boèce de Dacie, ou même Thomas; on pourrait le traduire par »ceux qui font profession de philosophie«. Les philosophi ou philosophantes sont parfois accusés de multiplier les arguments métaphysiques sans raison2. Ici, Dubois leur semble plutôt favorable, voire très favorable. L’emploi du mot philosophans aurait mérité une note, d’autant qu’à lui seul, il justifie le classement du livre dans la collection des Belles Lettres, »Bibliothèque scolastique«. Page 408, beatus Augustinus ne peut se traduire par »le béni Augustin«, mais par »saint Augustin«; et, encore moins, par »l’heureux Augustin« à la page 445! Page 514, predicatores et minores renvoie aux Dominicains et aux Franciscains, il eût mieux valu peut-être s’en tenir à ces dénominations que de noter verbatim »les prêcheurs et mineurs«. Il serait bon enfin de revoir l’orthographe des noms propres, écrits trop souvent sans majuscule dans le texte latin.

Certes, on peut toujours reprocher aux éditeurs de ne pas avoir relu de manière plus attentive la traduction de manière à corriger les bourdes les plus graves (eius/votre, tauris/bœufs, beatus/heureux); mais on sait par expérience que, souvent, l’œil le plus vigilant ne réussit pas à tout voir, parfois même le plus énorme. Enfin une dernière réserve, et non des moindres: un index des citations scripturaires, un index auctorum et un index général auraient été les bienvenus dans une collection qui se veut et qui est de référence. Des noms de personnes, des lieux, des événements, des disciplines sont évoqués, qu’un index permettrait d’atteindre, sans que celle ou celui, appelé à travailler sur ces textes, ait à feuilleter indéfiniment les pages. Rappelons que d’en dresser un est souvent l’occasion de corriger les coquilles et les erreurs qui se glissent dans toute édition.

Quoi qu’il en soit, en dépit de ces imperfections, ce volume est une bonne nouvelle pour tous ceux qui travaillent sur les questions de la croisade et de la réforme de l’Église et de l’État, les deux, comme le montre l’ouvrage de Dubois, se révélant indissociables.

1 Roger Bacon, Opus tertium, dans: J. S. Brewer, Fr. Rogeri Bacon Opera quaedam hactenus inedita, vol. I, London 1859, p. 116.
2 Cf. Étienne Gilson, Les »philosophantes«, dans: Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge 19 (1952), p. 35–140.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Joël Blanchard, Rezension von/compte rendu de: Pierre Dubois, De la reconquête de la Terre sainte/De recuperatione Terre Sancte. Introduction par Marianne Sághy et Alexis Léonas. Édition par Charles-Victor Langlois avec les corrections d’Angelo Diotti et Leonard E. Boyle. Traduction par Marianne Sághy et Alexis Léonas; De l’abrègement des guerres et procès du Royaume des Francs et la réforme de l’État universel de la République des chrétiens (De abreviatione guerrarum et litium). Introduction, édition et traduction de Pierre-Anne Forcadet, Paris (Les Belles Lettres) 2019, LXVII–540 p. (Bibliothèque scolastique, 14), ISBN 978-2-251-44879-4, EUR 65,00., in: Francia-Recensio 2019/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66323