En 1954, Bernhard Bischoff publiait un article fondateur pour l’histoire de l’exégèse occidentale et celle de la culture irlandaise du haut Moyen Âge, le fameux »Wendepunkte in der Geschichte der lateinischen Exegese im Frühmittelalter«1. Il y recensait un grand nombre de commentaires bibliques irlandais ou influencés par cette tradition. Y figurait une exposition sur Mathieu attribuée à Frigulus et conservée par un seul manuscrit (Quedlinburg 127 dans Wendepunkte, no 20, p. 247–250, soit Halle, Universitäts- und Landesbibliothek, Qu. Cod. 127, copié en Italie du Nord dans le troisième tiers du IXe siècle).

Frigulus était déjà un nom connu des historiens de la culture carolingienne: il est mentionné par Smaragde de Saint-Mihiel dans le »Liber comitis«, à la fois dans la préface et dans les marges des témoins de cette œuvre, sous la forme d’un sigle d’autorité (24 occurrences, voir les travaux d’Alexander Souter en complément de l’édition de Pitra). C’est ce texte, jusqu’à présent inédit (le projet d’édition de Jutta Fliege, qui découvrit le témoin de Halle, semble ne pas avoir été mené à son terme), qu’Anthony J. Forte donne à lire aujourd’hui, du moins dans l’état que ce seul manuscrit subsistant transmet (environ un tiers du commentaire total, avec des lacunes liminaires, médidiscutanes et finales).

Précisons d’emblée que l’éditeur reprend le nom de Frigulus, utilisé par Bernhard Bischoff, pour éviter de multiplier les méprises entre les textes. On en connaît toutefois plusieurs formes (Figulus, par exemple); celle du manuscrit de Halle est Fribolus. Lukas Dorfbauer propose de comprendre Friboli (in Matheum) comme un nominatif pluriel, en référence à un passage du commentaire qui désigne comme telles (fribolas quorundam opiniones) les interprétations des noms hébreux ne remontant pas à l’autorité de Jérôme.

L’identité de l’auteur est au cœur de l’introduction et elle continue à se dérober, malgré le travail minutieux d’enquête sur les sources et sur la tradition indirecte de ce commentaire continu et consistant sur Mathieu (274 pages). Outre les autorités attendues (Ambroise, Jérôme, Augustin, Isidore de Séville, Grégoire le Grand), Frigulus s’appuie sur Fortunatien, évêque d’Aquilée (milieu du IVe siècle), dont il ignore le nom et qu’il a peut-être consulté par une tradition indirecte. Le principal témoin de Fortunatien (Köln, Erzbischöfliche Diözesan- und Dombibliothek, 17, premier tiers du IXe siècle, découvert par l’éditeur du texte, Lukas J. Dorfbauer, dans: Corpus scriptorum ecclesiasticorum Latinorum, t. 103, Turnhout 2017), comprend d’ailleurs de longs passages du texte de Frigulus.

Un autre commentaire, le »Liber Questionum in Euangeliis«2, anonyme, donne une tradition indirecte abrégée de l’exposition de Frigulus. Anthony Forte montre que le commentaire de Frigulus a quelques explications communes avec Raban Maur et surtout avec Sedulius Scot, certaines non attestées par ailleurs, ce qui suggère soit que ces carolingiens connaissaient le texte de Frigulus, soit que tous ont consulté une source commune et rare (la question de savoir si Frigulus connaît et cite Sedulius Scot, posée p. 19, paraît en revanche étonnante au regard de la chronologie). Notons toutefois que la source commune de Frigulus et de Raban à propos de Mt 1,17 pourrait bien être le Pseudo-Bède, auquel recourt Frigulus par ailleurs3. Tous ces éléments dessinent le réseau de textes dans lequel s’inscrit l’exposition de Frigulus.

La question de son origine est disputée: elle s’insère dans les débats qui firent suite au »Wendepunkte«. Bernhard Bischoff, et à sa suite Joseph F. Kelly, le considèrent comme irlandais, ce que récuse Michael Gorman. Anthony Forte estime qu’aucun élément du texte, des leçons bibliques, des sources du commentaire, de la langue du seul manuscrit survivant n’indique de manière certaine une quelconque origine géographique. Frigulus témoigne d’une connaissance approximative du grec, qui excède les simples reprises hiéronymiennes ou patristiques, mais qui n’est pas, selon lui, significative d’une culture irlandaise.

L’éditeur souligne par ailleurs la proximité méthodologique avec quelques exégètes carolingiens bien connus. Il est exact que l’impression générale, à la lecture du texte, fait penser à l’exégèse d’Haymon d’Auxerre (dont la date de décès, »c. 853«, p. 18, est erronée), plus qu’à celle de Raban Maur: le lemme est découpé en segments brefs, à la manière de l’analyse grammaticale – Haymon fut probablement élève du grammairien irlandais Muretach. C’est un fait que la tradition exégétique du haut Moyen Âge, qui dépend largement des Pères, à la fois pour son contenu et sa méthode, rend difficile la localisation précise de tel ou tel commentaire en l’absence de remarque explicite.

Notons simplement qu’un des arguments proposés par Bernhard Bischoff, la présence du terme, rare, de metrocanorius pour qualifier Juvencus (à propos de Mt 2,2, cf. B. Bischoff, Wendepunkte, p. 248) n’est pas discutée; le terme ne figure d’ailleurs pas sans le texte du commentaire de Mt 2,2 (p. 106–107 de l’édition; ne serait-il attesté que dans la tradition donnée par Smaragde?). Concernant la date du commentaire de Frigulus, Anthony Forte se montre évasif: il cite en note (1, p. 16), la proposition de Lukas Dorfbauer 650–775, dont on peut supposer qu’il la retient, invalidant l’affirmation de Jean Rittmueller selon laquelle le »Liber Questionum in Euangeliis«, qui dépend de Frigulus, daterait des années 725.

L’édition comprend quatre apparats (biblique, des sources, des parallèles avec le »Liber Questionum in Euangeliis« et critique). On peut regretter que les fragments de Londres et de Tokyo, auxquels l’éditeur a consacré un article en 20034, ne soient pas évoqués dans l’introduction parmi les témoins de la réception de Frigulus. Ils figurent, tout comme les emprunts que Smaragde fit à Frigulus, dans l’apparat des sources, ce qui est un peu troublant.

Les parallèles avec les homélies d’un anonyme imprimées parmi les œuvres d’Haymon d’Auxerre (Migne PL 118, homélies inauthentiques selon Henri Barré), Raban Maur et Sedulius Scot sont indiqués. Leur mention dans l’apparat des sources étonne un peu, même si cet emplacement postule une source commune et en facilite le repérage à venir. L’édition se présente donc autant comme l’aboutissement d’un travail érudit que comme un repère pour naviguer plus précisément dans la nébuleuse des commentaires bibliques à l’autorité mal connue et à la tradition textuelle enchevêtrée du haut Moyen Âge.

1 Bernhard Bischoff, Wendepunkte in der Geschichte der lateinischen Exegese im Frühmittelalter, dans: Sacris Erudiri 6 (1954), p. 189–281.
2 Jean Rittmueller, Liber questionum in Evangeliis, Turnhout 2003 (Corpus Christianorum. Series Latina, 108F. Scriptores Celtigenae, 5).
4 Anthony J. Forte, Bengt Löfstedt’s Fragmente eines Matthäus-Kommentars: Reflections and Addenda, dans: Sacris Erudiri 42 (2003), p. 327–367.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Sumi Shimahara, Rezension von/compte rendu de: Anthony J. Forte (cura et studio), Friguli Commentarius in evangelium secundum Matthaeum, Münster (Aschendorff) 2018, 366 p., 6 ill. (Rarissima mediaevalia. Opera Latina, 6), ISBN 978-3-402-10447-7, EUR 57,00., in: Francia-Recensio 2019/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66329