Ce volume contient les actes du colloque qui s’est tenu à Cerisy-la-Salle du 3 au 6 octobre 2012, à l’occasion des 900 ans de l’abbaye normande de Savigny (aujourd’hui dans la Manche), certainement fondée entre 1112 et 1115. Outre l’introduction et la conclusion, 17 contributions abordent l’histoire de Savigny et de ses réseaux sur le long terme.
L’ouvrage s’ouvre par deux contributions essentielles: une mise au point historiographique dressée par Alexis Grélois et une étude des chartes originales de Savigny (du XIIe siècle) proposée par Richard Allen. Alexis Grélois montre d’abord que les historiens se sont largement focalisés sur la question du rattachement de l’abbaye à l’ordre cistercien en 1147, se demandant notamment si les usages savigniens étaient déjà proches des institutions cisterciennes, ce qui aurait favorisé son assimilation. Cette recherche d’une proximité avec les grands établissements contemporains débouche plutôt sur une incertitude (si des structures paracisterciennes sont en place, comme le chapitre général, d’autres éléments, comme l’organisation économique, sont plus proches du modèle clunisien) et Alexis Grélois souligne qu’il ne faut pas non plus négliger l’hypothèse d’une proximité avec Tiron.
Les raisons de l’intégration à l’ordre de Cîteaux ont été largement revues depuis les années 1980: Francis Swietek et Terence Deneen ont montré que les problèmes liés à la gestion des biens et des moines savigniens en Angleterre ne sauraient constituer une explication suffisante, tandis que Christopher Holdworth a replacé le choix de 1147 dans son contexte politique, c’est-à-dire la succession d’Henri Ier Beauclerc et la période appelée »Anarchie« (1135–1153). Ajoutons que du point de vue de Bernard de Clairvaux, Savigny était une prise de choix: sa trentaine de dépendances lui permettait de s’implanter dans des régions où l’ordre cistercien n’était que peu enraciné. Les conditions et les effets de l’absorption par Cîteaux de Savigny forme le dernier axe historiographique: le maintien, notamment, de certaines caractéristiques propres à Savigny forme à cet égard une enquête à mener. C’est également dans cette perspective que l’on peut placer le texte de Lindy Grant consacré à la figure d’Étienne de Lexington, abbé de Savigny entre 1229 et 1243.
Même si l’on doit à Bénédicte Poulle une édition partielle du chartrier de Savigny dans le cadre de sa thèse d’École des chartes, l’étude complète de celui-ci reste à faire, et notamment d’un point de vue diplomatique, souligne Richard Allen. Le corpus est d’environ 390 chartes, émises entre 1112 et 1202; 56% d’entre elles l’ont été par un auteur laïc. Dans les 44% restant, il n’y a que 19 chartes abbatiales dont seulement 4 émises par un abbé de Savigny. Richard Allen propose une présentation précise de ce corpus (répartition chronologique, types d’actes, auteurs, etc.) et souligne toutes les explorations qu’il reste à mener à partir de celui-ci; l’étude des écritures et des sceaux apparaissent comme des terrains à grand potentiel.
Après ces deux articles préliminaires, le volume s’organise en quatre grandes parties: Savigny et les élites laïques; l’expansion de l’ordre savignien; les traces (archéologiques) de Savigny et ses dépendances et, enfin, quelques figures abbatiales. Insistons d’emblée sur la très grande variété des perspectives adoptées (histoire, archéologie, anthropologie) et des sources convoquées. La Normandie occupe bien sûr une place de choix (articles de Claude Groud-Cordray, Daniel Pichot, Christophe Mauduit, Jean-Baptiste Vincent ou Jean Dufour); mais le reste des dépendances continentales n’est pas négligé pour autant (contributions de Jean-René Ladurée sur Champagne, modeste fille de Savigny située dans le Maine, ou d’Aurélie Reinbold sur les granges savigniennes du Rennais).
Les îles Britanniques ne sont pas oubliées non plus: Janet Burton étudie l’arrivée de l’ordre en Angleterre et au pays de Galles. Daniel Power se penche quant à lui sur le cas de Neath: cette fille de Savigny était l’une des plus importantes abbayes médiévales galloises. Il suit l’histoire de cette maison entre sa fondation en 1129 et sa dissolution en 1539 (et même partiellement ensuite). Retenons notamment que l’importance des rapports entre Savigny et sa fille diminua après 1200 et la fin de l’union anglo-normande: cette dernière, pas plus que les guerres anglo-galloises, n’empêcha pas l’abbaye d’atteindre son apogée littéraire, architecturale et économique au tournant du XIIIe et du XIVe siècle, avant que sa situation ne se détériore irrémédiablement.
La dernière partie de l’ouvrage offre notamment une très belle étude des reliques des saints de Savigny, menée par Cécile Chapelain de Seréville-Niel et Véronique Gazeau. Bien qu’il n’y ait pas eu de canonisation pontificale, on a coutume d’appeler »saints de Savigny« cinq religieux qui ont marqué les débuts du monastère: le fondateur Vital; Geoffroi, le deuxième abbé; deux moines (Pierre d’Avranches, Hamon de Landécot – personnage par ailleurs étudié par Damien Jeanne) et l’ermite Guillaume de Niobé. Après avoir rappelé l’historique des reliques, les auteures livrent les résultats d’une analyse ostéologique exceptionnelle, permise grâce à l’autorisation des autorités diocésaines. Au minimum huit individus ont été identifiés (dont au moins quatre hommes et une femme). Au total, les os apparaissent comme ayant été largement mélangés au fil du temps, et leur étude montre qu’il a été nécessaire, probablement après la Révolution, de »réinventer les reliques« (p. 340); l’hypothèse de squelettes totalement déconnectés du contexte savignien étant posée par les auteures.
Au terme de sa lecture, l’ouvrage, dont il est impossible d’évoquer ici en détails l’ensemble des contributions, apparaît moins comme une synthèse sur Savigny que comme un programme de recherche. Les contributeurs se sont d’abord efforcés de faire le bilan de thématiques classiques (historiographie, sources, archéologie, etc.), mettant en lumière la richesse du dossier savignien à tous égards. Cela a pour conséquence, malgré notamment la présence d’un texte de Bertrand Marceau sur la réforme de Savigny au XVIIe siècle, de concentrer les explorations sur les XIIe–XIIIe siècles, et davantage encore sur le XIIe siècle, la fin du Moyen Âge restant trop peu explorée.
On pourra aussi regretter l’absence ou presque d’éléments sur la vie de l’abbaye elle-même (et non de l’ordre): à cet égard, une étude prosopographique des abbés reste par exemple à mener (que les directrices de publication appellent d’ailleurs aussi de leurs vœux, p. 347). Réjouissons-nous cependant de disposer désormais de bases solides pour mener de nouveaux projets sur le cas savignien – qui n’est rien de moins que la plus grosse incorporation jamais réalisée par les Cisterciens. Entre le colloque (2012) et la publication de l’ouvrage (2019), quelques travaux nouveaux ont d’ailleurs été menés (Richard Allen a notamment poursuivi son exploration du chartrier).
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Fabien Paquet, Rezension von/compte rendu de: Brigitte Galbrun, Véronique Gazeau, L’abbaye de Savigny (1112–2012). Un chef d’ordre anglo-normand. Actes du colloque international de Cerisy-la-Salle (3–6 octobre 2012), Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2019, 360 p., nombr. ill. en n/b et en coul. (Art & Société), ISBN 978-2-7535-7595-0, EUR 35,00., in: Francia-Recensio 2019/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66330