Le livre de Giovanni Paolo Maggioni, Roberto Tinti et Paolo Taviani est d’une ambition et d’une simplicité bibliques. Les auteurs ont rassemblé par ordre chronologique et traduit en italien les sources qui mentionnent le »Purgatoire de saint Patrick«, depuis la naissance de la légende au XIIe siècle jusqu’aux prolongements littéraires du mythe médiéval au XVIe siècle, en passant par les rares témoignages sur la destruction au XVe siècle du site irlandais de l’île des Stations (Lough Derg, co. Donegal) qui l’a incarné topographiquement. L’anthologie unit une majorité de textes en latin à de rares sources vernaculaires. Elle est précédée par une »étude introductive« – en fait un livre complet où Giovanni Paolo Maggioni présente en 170 pages le contexte dans lequel a pu naître l’association d’un saint (Patrick), d’un discours pastoral et d’un lieu purgatoire situé en Irlande.

Le moine cistercien H. de Saltrey est l’auteur du récit initial, »Tractatus« composé entre 1179 et 1185, puis réécrit et amplifié d’homélies avant 1188. Après une brève introduction théorique sur les peines purgatoires, le moine adresse à l’abbé de Sartis (Old Wardon, Bedfordshire) le récit du privilège que saint Patrick obtint de Dieu: puisque l’évangélisateur est confronté à des Irlandais, bons sauvages un peu bornés capables de penser que »l’homicide n’est pas un péché condamnable«, Dieu le conduit à une fosse où quiconque passera un jour et une nuit sera témoin des tourments des damnés et des joies des élus, et obtiendra le pardon de ses péchés. La réalité du lieu et de ses privilèges est attestée par l’expérience contemporaine du miles Owein qu’H. de Saltrey met à la suite par écrit: le chevalier a vécu la confrontation avec les démons et obtenu le pardon de ses fautes. Les réseaux cisterciens et augustins assurent une large publicité à son témoignage.

Le »Tractatus« d’H. de Saltrey n’a pas inventé le purgatoire. Les auteurs soulignent au contraire qu’il arrive dans le double contexte favorable de la tradition visionnaire irlandaise (»Fís Adomnáin«, »Visio Tnugdali«) et d’une littérature courtoise qui met en scène l’épreuve chevaleresque. Se démarquant prudemment de Le Goff, ils ne croient pas que l’invention d’un lieu purgatoire constitue une révolution plus importante que le caractère physique du voyage d’Owein: par rapport aux multiples visions antérieures qui ont contribué à fixer la géographie de l’au-delà, l’innovation majeure du »Tractatus« consiste à affirmer que c’est bien en son corps qu’Owein l’a visité – l’expérience dès lors n’est pas réservée à quelques mystiques, d’autant que personne n’a vanté la sainteté d’Owein, simple miles devenu pénitent.

Le Purgatoire existe, il a un lieu et une durée terrestres, et tout chrétien peut théoriquement pratiquer le pèlerinage d’Irlande. Certaines élites nobiliaires répondent volontiers à l’invitation, au moment où la contradiction entre l’injonction fonctionnelle faite aux milites et l’exigence chrétienne les place dans une position plus inconfortable: »Après m’être adonné de toutes mes forces aux exercices de la guerre, pratiquant ici les joutes, là les tournois et les guerres en champ clos, […] pour verser abondance de sang chrétien en ce temps où j’étais aussi la proie d’autres vices nombreux, j’ai pensé qu’il ne me fallait plus céder au monde, aux péchés de la chair ni à la fougue, mais laver dans la patience les crimes accomplis dans le purgatoire de saint Patrick« (»Visio Ludovici de Francia«, p. 276–277). Recherché par quelques nobles européens, le »Purgatorium« irlandais n’est jamais le lieu d’un pèlerinage de masse.

Paolo Taviani donne dans son épilogue quelques éléments pour expliquer cet échec relatif: affirmer l’existence physique du Purgatoire sur Station Island repose sur une interprétation exorbitante de la pratique monastique, réelle en ce lieu depuis le VIe siècle, de la pénitence au désert. Les pénitents décrivent bien leur itinéraire spirituel en termes métaphoriques; ils luttent contre les tentations démoniaques, engagent leurs corps dans l’ascèse et remportent le combat. La tradition chrétienne répugne cependant à la traduction littérale de la métaphore que le »Tractatus« cherche à imposer. Catherine de Sienne l’écrit en 1370 à un moine tenté par le pèlerinage: »Comme combattent communément les serviteurs de Dieu, restez sur le champ de bataille, là où vous êtes, sans inventer une nouvelle occasion de combat, une bataille privée sans lumière ni fondements sûrs: participez à un combat connu et commun« (introduction, p. CXXII). Les réticences romaines exprimées dès la première moitié du XVIe siècle finissent de réduire ce qui aurait pu devenir un pèlerinage occidental de première importance – concurrent sérieux de Compostelle selon les »Visiones Georgii« du XIVe siècle – en une attraction locale suspecte, discréditée bientôt par l’acribie de Papebroch.

Ajoutons que les textes rassemblés dans l’anthologie n’ont rien pour séduire les foules, et laissent même douter de l’existence d’une pastorale efficace après le XIIIe siècle sur le thème du pèlerinage purgatoire: les îles du Lough Derg promettent ténèbres, brasiers, épreuves terrifiantes et châtiment des pèlerins impénitents ou, pour le dire avec les mots de William Caxton à la fin du XVe siècle: »En Irlande se trouve aussi un endroit qu’on appelle Purgatoire de saint Patrick; c’est un lieu de périls. Celui qui y va sans être confessé et repentant de ses péchés est emporté et perdu, et personne ne sait ce qu’il devient. Et celui qui est confessé et repentant, qui a fait pénitence et donné satisfaction pour ses péchés, mais sans obtenir complète purification ni entière satisfaction, celui-là connaîtra les souffrances et endurera les tourments en traversant ce lieu de punition« (»Mirrour of the World«, p. 412–413). L’expérience proposée s’adresse aux braves plus qu’au commun des fidèles, et les pèlerins se recrutent dans une haute aristocratie laïque que séduisent l’exploit et la »merveille« (»Viatge« de Ramon de Perellós, p. 320–321).

Le jugement des clercs, plus rationnel, est aussi moins enthousiaste. Selon Félix Fabri, Nicolas Oresme attribuait aux vapeurs malsaines du Lough Derg les horreurs imaginées par des pèlerins intoxiqués. L’anthologie est la forme parfaite pour rendre compte de la diversité de ces réactions: soit qu’on y picore les sources impeccablement éditées et traduites, soit qu’on lise le livre dans son entier, elle n’impose jamais de lecture univoque du phénomène »naissance du purgatoire« mais l’évoque dans sa dimension tantôt littéraire, tantôt anthropologique, tantôt religieuse – le contraire d’un livre à thèse et une lecture à recommander.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Marie-Céline Isaïa, Rezension von/compte rendu de: Giovanni Paolo Maggioni, Roberto Tinti, Paolo Taviani (a cura di), Il Purgatorio di san Patrizio. Documenti letterari e testimonianze di pellegrinaggio (secc. XII–XVI), Firenze (SISMEL – Edizioni del Galluzzo) 2018, CLXXII–571 p., 13 tav. (Quaderni di Hagiographica, 13), ISBN 978-88-8450-739-6, EUR 58,00., in: Francia-Recensio 2019/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66342