Dans les années 1170 à 1200 environ, l’Europe a connu une révolution, affectant le savoir, les pratiques intellectuelles qui le constituent, les groupes sociaux qui le transmettent: elle se fait sentir jusqu’à nos jours. Si l’on résume ainsi la thèse de Frank Rexroth dans son livre »Fröhliche Scholastik«, personne ne la contestera. En effet, le passage complexe et souvent tumultueux d’une culture monastique à une culture universitaire; la naissance d’un milieu de maîtres urbains dont Abélard est la figure la plus emblématique; la généralisation de méthodes nouvelles pour chercher, tester et transmettre des corpus toujours plus larges de connaissances; la mise en place d’un commun idéal de savoir universel et de défense corporatiste de ceux qui l’enseignent: tout ceci, depuis des décennies, a fait l’objet de publications nombreuses et solides.

Qu’apporte de différent le livre »Fröhliche Scholastik«? D’abord, un ton neuf, peu académique. L’écriture est prompte, vivante, personnelle, efficace. Ensuite, un souci d’aborder la »révolution du savoir« en conjuguant toutes les approches: non seulement l’histoire intellectuelle, l’histoire institutionnelle et l’histoire sociale; mais aussi, ce qui est plus rare, l’histoire des émotions, des mentalités, des regards croisés que portent l’un sur l’autre le cloître et la chaire, et même une sensibilité particulière au lieu. Ce qui, enfin, distingue surtout l’ouvrage, c’est sa thèse, exprimée p. 33–34: »À cette époque, pour la première fois depuis l’Antiquité, un moment nécessaire de la pensée scientifique apparaît: sa qualité autoréférentielle. Il faut entendre par là que la science peut désormais se référer à elle-même en premier lieu, au lieu de se définir par rapport à des réalités non scientifiques comme la religion ou les pouvoirs.« C’est ce que résume, non sans audace, la quatrième de couverture: »les savants se sont libérés des certitudes religieuses du passé et ont poursuivi leurs propres questions.«

Pour soutenir ce propos, l’ouvrage est structuré en dix chapitres, rangés en un ordre à la fois thématique et chronologique. En introduction, l’auteur présente son projet de pratiquer l’»anachronisme productif« et d’examiner dans quelle mesure la science occidentale est un produit du Moyen Âge en ce que le savoir y est sa propre fin: »Contre le temps« (I). Dans »L’école de la loyauté: instruire et s’instruire dans le haut Moyen Âge« (II), il examine l’ancien modèle d’enseignement, celui des cloîtres et des cathédrales du haut Moyen Âge, marqué d’abord par un idéal d’éducation »totale«, fondée sur un rapport de maître à élève, mais où peu à peu se font jour des sentiments plus personnels de vénération du maître, d’amitié mais aussi de jalousie et de rivalité entre condisciples: de là l’éthos concurrentiel et agonistique des écoles, où le respect de l’autorité magistrale le cède à une recherche de la vérité pour elle-même.

Dans »Groupes d’enthousiastes: l’école comme lieu utopique à l’époque de la réforme de l’Église« (III), l’auteur rapproche de façon suggestive les écoles indépendantes, comme celle d’Abélard, des nouvelles communautés érémitiques, dont l’essor est favorisé par la Réforme grégorienne. Dans »La Renaissance de la pensée et de la connaissance scientifiques (v. 1070–1115)« (IV), il montre comment l’essor de la logique contribue à former un idéal réflexif, collectif et argumentatif du savoir. Dans »Pierre Abélard et la nouvelle science« (V), il présente la carrière et les pratiques du »chevalier de la dialectique« comme typiques d’une nouvelle façon, irrévérente envers les autorités, d’envisager et de manier les savoirs.

Dans »Les écoles d’Abélard: une histoire sociale de la vérité« (VI), il examine l’expérience abélardienne de fondation d’une nouvelle forme d’école et les critiques qu’elle ne tarde pas à rencontrer. Après Abélard, l’ancien idéal quasi-érémitique est supplanté par un nouveau modèle, celui des centres intellectuels urbains, de façon privilégiée à Paris, d’une autre manière à Tolède, grâce à la rencontre entre lettrés chrétiens, juifs et musulmans: c’est »Le milieu scolaire à Paris« (VII). Dans la seconde moitié du XIIe siècle, le monde lettré se diversifie, on y distingue trois types de discours sur le savoir: celui ancien des moines, celui récent des maîtres urbains, celui émergant des humanistes, plus proches des cours séculières: »Le savoir produit et ordonne les choses du monde« (VIII). Avec l’essor des écoles de Bologne et la renaissance du droit savant, canonique aussi bien que civil, apparaît la question d’une orientation du savoir vers une utilité pratique, au service des pouvoirs ecclésiastiques et séculiers: »Vérité et utilité« (IX). Enfin, née au tournant du XIIIe siècle, l’université médiévale, appelée à se répandre à travers toute l’Europe médiévale, fond les diverses disciplines et pratiques intellectuelles en un corpus unique de connaissances, tandis que le groupe social qui les enseigne s’érige en une communauté institutionnelle. Grâce à cela se perpétue ce qu’avait élaboré le siècle et demi précédent: »Nous, l’Université: la corporation des lettrés« (X).

Comme tout travail, l’ouvrage de Frank Rexroth a ses limites. En particulier, l’historien francophone regrettera que la bibliographie, surtout germanique et anglo-saxonne, ignore des travaux fondamentaux des écoles française et italienne, notamment ceux de Jacques Verger sur l’histoire de l’enseignement et de Jean Jolivet sur la pensée d’Abélard, alors même que ce personnage est la figure centrale de l’ouvrage.

Le besoin d’une bibliographie plus large se fait spécialement sentir à propos de l’affirmation directrice de l’ouvrage, à savoir que, pour la première fois depuis l’Antiquité, la science a dans la période étudiée un caractère autoréférentiel, c’est-à-dire indépendant de toute foi chrétienne ou de toute soumission aux pouvoirs. Cette affirmation nous semble en particulier devoir être précisée ou corrigée dans le cas d’Abélard. Sa préface du »Sic et non« ne peut en effet être invoquée comme un exemple de Respektlosigkeit envers les autorités du passé, mais comme une tentative pour résoudre le problème incombant à tout lecteur qui, au contraire, les respecte: celui de leur contradiction apparente.

Comme l’a montré Jean Jolivet dans »Arts du langage et théologie«, Abélard met son exceptionnel talent dans les arts du trivium à désambiguïser des énoncés douteux et à concilier des auctoritates qui »semblent« en conflit (adversa videantur) pour les accorder, comme dans ses »Theologiae« ou ses commentaires. Voir dans »sembler« ici le simple adoucissement d’une provocation (p. 180, à propos de la préface du »Sic et non«) n’est donc pas fidèle à sa pensée. La question du respect des auctoritates est à réinterpréter autrement.

Ces réserves à part, l’ouvrage de Frank Rexroth forme, sur le siècle et demi qui prépara l’âge universitaire, un essai brillant, agréable à lire, rempli de rapprochements féconds et qui donne à penser. On lui sait gré notamment d’attirer l’attention sur la période précédant ce que Jacques Verger nomme la »révolution scolastique« et qui se signale en effet par son caractère »joyeux«, dynamique, foisonnant, ouvert et confiant dans les possibilités de la raison.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Dominique Poirel, Rezension von/compte rendu de: Frank Rexroth, Fröhliche Scholastik. Die Wissenschaftsrevolution des Mittelalters, München (C. H. Beck) 2018, 505 S., 8 farb. Abb., 6 Karten (Historische Bibliothek der Gerda Henkel Stiftung), ISBN 978-3-406-72521-0, EUR 29,95., in: Francia-Recensio 2019/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66346