Les treize contributions réunies ici sont de fait les actes d’un colloque tenu à Orléans en mars 2015. Elles sont encadrées par une introduction et une conclusion qui par leur ampleur et leur contenu doivent être considérés comme des articles à part entière et participent, disons-le d’emblée, à la qualité scientifique d’un ouvrage où les références sont riches et précises, les illustrations (dont un cahier en couleur), figures, tableaux, cartes et annexes assez abondants et qui offre au chercheur de solides instruments de recherche: sources et bibliographie générales, indices nominorum et locorum (p. 283–313). L’ensemble est de haute tenue et dépasse par sa qualité bien des publications de colloques, grâce notamment à sa cohérence à la fois thématique, géographique et chronologique. C’est à peine si l’on ose relever quelques rares coquilles ou erreurs qui ont échappé aux ultimes relectures (tels le nombre de départements de la région Pays de la Loire ramené de cinq à quatre [p. 10, n. 13] ou la mention de »XIe siècle« pour »XIIe siècle« [p. 81]). Évidemment, là n’est pas l’essentiel.

Ainsi que le rappelle Chantal Senséby à l’issue d’une solide introduction qui dépeint le contexte géographique et historique – notamment sur le plan religieux – du Val de Loire (p. 9–22), deux problématiques animent l’ouvrage. La première est celle des spécificités de »l’écrit monastique« produit et utilisé par les abbayes bénédictines dans cet »espace ligérien« centré sur un axe s’étendant d’Orléans à Angers (mais dont les limites extérieures sont moins nettes). Cette scripturalité monastique ligérienne se distingue-t-elle de ses voisines? Constitue-t-elle une »aire de scripturalité« – pour reprendre la notion proposée par Nicolas Perreaux (p. 33) qui élargit l’idée d’Urkundenlandschaft de Heinrich Fichtenau? La seconde problématique est celle des transferts culturels dans le domaine de l’écrit depuis les abbayes ligériennes vers leurs voisines plus ou moins proches.

Le volume est structuré en deux parties, chacune efficacement introduite par Chantal Senséby, qui reprennent au fond la distinction entre les écrits monastiques documentaires (avec les sept contributions de la partie intitulée »Production, singularités et interférences documentaires«) et les autres genres scripturaux (hagiographique, liturgique, historiographique, épistolaire) abordés dans les six articles de la partie »Réseaux, échanges, interactions et influences«. S’en dégage de ce fait un panorama de l’écrit ligérien au Moyen Âge central (même si le XIe siècle est plus systématiquement abordé que les autres), qui n’est évidemment pas exhaustif mais permet de se faire une bonne idée du paysage documentaire régional.

Corpus, méthodes et approches varient en effet, et c’est sans doute là un des intérêts de l’ouvrage que d’illustrer ce fait la complexité et les diverses dimensions des scripturalités monastiques. Comme à son habitude Nicolas Perreaux prend les choses de haut par l’entremise de bases de données diplomatiques afin de comparer de façon globale les chartes de l’espace ligérien (plus de 20 000 jusqu’en 1350) et celles de la Bourgogne (p. 29–49). Cartes et graphiques d’analyse factorielle à l’appui, il dégage les rythmes spécifiques de production documentaire dans chaque région et sous-région, montrant que l’aire de scripturalité ligérienne (elle-même scindée entre un Nord et un Sud), emboite le pas à une Bourgogne méridionale plus précoce.

Certes, comme le remarque en conclusion Laurent Morelle (p. 275–276) cette analyse macroscopique pourrait encore être affinée et nuancée en intégrant les contextes propres à chaque établissement monastique. La discussion ouverte ici reprend un problème de fond dans l’utilisation des bases de données numériques, celui, pour faire simple, de la tension entre approches quantitatives et qualitatives. Tout l’enjeu des études à venir sera de pouvoir concilier pertinemment et efficacement ces deux dimensions, complémentaires à notre sens.

Les autres auteurs ont procédé de manière plus classique dans leurs enquêtes, même si la plupart utilisent des bases de données comme celle de l’ARTEM. Grégory Combalbert (p. 51–70) compare ainsi la forme documentaire des actes de Normandie et de la Loire aux XIe–XIIIe siècles: il en ressort notamment que la narrativité des notices ligériennes est plus marquée et que le Maine et le Perche forment une zone de contact, à la documentation mixte, entre les deux régions. Cyprien Henry (p. 71–86) malmène l’idée de l’unité de la diplomatique bretonne et relève à son tour un gradient dans les pratiques documentaires: la Haute-Bretagne, avec ses nombreux prieurés affiliés aux grandes abbayes ligériennes, est ouverte à leur influence scripturaire, alors que l’Ouest recourt plutôt à la tradition des »chartes celtiques«.

Le constat d’une certaine porosité des pratiques entre les deux régions est confirmé par l’étude lexicographique qu’a effectuée Jérôme Beaumon (p. 87–102) sur les noms désignant les prieurés haut-bretons dépendant de monastères de la Loire: la variété lexicale est plus chronologique que régionale (prioratus l’emportant au XIIe siècle sur ses prédécesseurs). Du reste, les notices ligériennes étaient loin d’être elles-mêmes formellement homogènes comme le montre Claire Lamy (p. 103–118) dans sa comparaison entre les corpus diplomatiques de Marmoutier et de Saint-Florent de Saumur des années 1050–1100 ou encore l’étude très fine de Chantal Senséby (p. 119–149), menée dans la veine de Peter Rück, des invocations se présentant sous forme de symboles graphiques inspirés du chrisme qui sont présentes sur ces mêmes notices entre les Xe et XIIe siècles. Variables d’une abbaye à l’autre, ces signes ont perduré localement plus longtemps que dans les régions voisines. La première partie se clôt sur la présentation par Paul-Henri Lécuyer (p. 151–164) d’un autre genre documentaire également très ligériens: celui des pancartes, en l’occurrence celles des prieurés angevins de l’abbaye Saint-Florent dont elles constituent une production assez caractéristique.

Le second temps de l’ouvrage était nécessaire pour ne pas réduire l’écrit monastique à ces notices et ces pancartes et pour en illustrer aussi bien la variété typologique que la diversité des fonctions. Jean-Hervé Foulon (p. 171–191) montre bien tout le parti qu’il est possible de tirer du croisement des sources à partir de la façon dont l’abbaye de Marmoutier est parvenue à l’emporter sur le métropolitain de Tours dans le dossier de la profession de foi exigée par l’évêque à l’abbé à la suite de la diffusion du pontifical romano-germanique depuis Besançon. L’abandon de la cérémonie fut justifié par des forgeries de diplômes pontificaux et des réécritures historiographiques aboutissant à une confiscation du culte de saint Martin par le monastère. Appliquant pour sa part la méthode éprouvée de l’étude des préambules à la manière de H. Fichtenau, Guy Jarousseau (p. 193–207) se penche sur le discours qu’on y trouve portant sur la figure abbatiale dans les décennies de réforme monastique entourant l’an mil: figure paternelle, berger des moines en charge des âmes et des corps de son troupeau, l’abbé-moine est présenté dans les chartes émises et reçues par son établissement comme une figure apostolique.

Dans les mêmes années, les correspondances d’Abbon de Fleury et de Constantin de Micy étudiées par Noëlle Deflou-Leca (p. 209–229) nous ouvrent à un écrit dont la fonction n’est pas mémorielle mais communicationnelle, même si parfois, comme dans les lettres d’amitiés, il sert surtout à entretenir un lien. Quoique restreints, ces corpus épistolaires inscrivent les abbés ligériens dans un fort réseau régional marqué par la prédominance des échanges entre moines. Julien Bellarbre (p. 231–243) revient pour sa part sur l’origine de la culture historiographique d’Adhémar de Chabannes que Pascale Bourgain attribuait à l’abbaye de Fleury (Saint-Benoît-sur-Loire). Il montre qu’en fait l’Aquitaine n’était pas si en retrait que cela par rapport au reste du royaume et que l’influence de Sens a été primordiale.

Une petite compilation historiographique produite à Jumièges révèle quant à elle la diffusion de l’»Histoire ecclésiastique« d’Hugues de Fleury et permet à Claire Tignolet (p. 245–253) d’étudier le rayonnement de l’historiographie ligérienne en Normandie. Enfin, mêlant analyse des sources hagiographiques, liturgiques (calendriers et bréviaires) et d’une liste tardive de confraternité, Charles Vulliez (p. 255–270) tente de reconstituer le »réseau de sainteté« de Saint-Mesmin de Micy, illustration là aussi d’échanges culturels dépassant le cadre régional.

Les magistrales conclusions de Laurent Morelle (p. 271–281) offrent une synthèse des travaux réunis ici tout en complétant certains dossiers par l’évocation d’autres cas. L’espace ligérien fut selon lui effectivement un pays de l’écrit de premier plan au Moyen Âge central. De par sa capacité à essaimer certaines de ses pratiques documentaires dans les régions voisines tout en entretenant avec leurs établissements des relations liturgiques, culturelles ou de sociabilité, il a joué le rôle d’une plaque tournante culturelle. Il est par ailleurs possible de préciser les caractéristiques de l’aire de scripturalité constituée par l’écrit documentaire monastique ligérien: importance des notices et des pancartes, poids de la narrativité, prépondérance des actes de règlement de conflit et de cession de main ferme, spécificité graphique qui fait du val de Loire un »pays du chrisme roi« (p. 278). Enfin, la question des relations documentaires entre abbayes-mères et prieurés est posée.

Pour terminer, on ne peut que souscrire à l’appel final de cet auteur à poursuivre le dépassement du cadre régional pour tenter de mesurer la façon dont ces traditions scripturaires ligériennes ont été touchées par ce qu’il appelle »les amples mouvements qui travaillent progressivement le paysage documentaire« (p. 281) à partir de la fin du XIe siècle – et qui correspondent à ce que nous appelons, à la suite d’autres, la »révolution de l’écrit«. Le beau volume dirigé par Chantal Senséby offre de bonnes prémices à de telles réflexions, même s’il est déjà fort utile en soi et marquera sans doute un jalon dans les développements actuels de l’historiographie française autour de l’étude des scripturalités médiévales.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Thomas Brunner, Rezension von/compte rendu de: Chantal Senséby (dir.), L’écrit monastique dans l’espace ligérien (Xe–XIIIe siècle). Singularité, interférences et transferts documentaires, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2018, 350 p. (Histoire), ISBN 978-2-7535-6512-8, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2019/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66351