Le présent ouvrage contient, avec quelques modifications, la thèse doctorale de Caterina Tarlazzi, faite en cotutelle entre l’université de Padoue et l’université Paris IV Sorbonne, entre 2010 et 2013 (pendant l’année académique 2010–2011, l’auteur a effectué des recherches à l’université de Cambridge). Il faut souligner que ce texte a reçu le quatrième prix international de thèses de la Fundación Ana María Aldama Roy de estudios latinos. Il s’agit d’un travail minutieux sur le »deuxième réalisme« au XIIe siècle, en général, et sur la »théorie de l’individuum«, en particulier.

Les nombreuses références présentées en notes (659 au total), les 62 pages de bibliographie, les analyses très pointues et des textes médiévaux, toujours examinés dans ses manuscrits, et des avis des commentateurs, révèlent la rigueur exemplaire avec laquelle Caterina Tarlazzi a mené sa laborieuse recherche. Bien qu’il s’agisse d’un sujet aride, sous plusieurs angles, l’organisation interne de la présentation de chaque partie, ainsi que les conclusions, donnent un caractère très pédagogique à cet ouvrage.

Quelques questions peuvent nous aider à replacer la présente étude dans son contexte historique. D’abord, comment peut-on définir le réalisme au haut Moyen Âge? Selon Christophe Erismann, cité par l’auteur, c’est »une tentative ontologique d’explication de la structure de la réalité et du mobilier ontologique du monde« (p. XXVI). Le même Christophe Erismann remarque qu’au XIIe siècle coexistaient deux conceptions de l'universel existant en plusieurs individus: 1) l’»universel prédicatif«: l’universel serait un item prédicable de plusieurs et 2) l’»universel ontologique«, selon lequel l’universel est une entité commune (cf. p. 86–87).

Et de quoi parle-t-on quand on évoque l’expression de »second réalisme« (secondo realismo) au XIIe siècle? On fait alors référence à la théorie réaliste de l’individuum, attribuée à Gautier de Mortagne, selon laquelle les universaux sont les individus eux-mêmes, c’est-à-dire la même chose est universelle et particulière avec des status divers (cf. p. 246–247). La proximité de cette théorie avec celle du »sujet unique« chez Boèce, proposée par Alain de Libera (cf. p. 260–264), peut aider à mieux saisir le sujet.

Enfin, pourquoi un réalisme »second«? Parce qu’il s’oppose à la théorie de l’»essence matérielle«, vue à l’époque comme une position plutôt ancienne et traditionnelle (cf. p. XXXVIII.244).

Une petite remarque terminologique: on peut trouver des termes différents pour le concept qu’on identifie ici à la »théorie de l’individuum« dans la littérature étudiée (cf. p. 236). Les analyses de l’auteur le montrent au long de ce travail.

Le livre est divisé en trois grandes parties: d’abord, après l’introduction, l’auteur s’occupe de présenter Gautier de Mortagne, maître à Reims et à Laon, et, puis, évêque de Laon (1155–1174), dans un chapitre intitulé »Gualtiero di Mortagne, magister e vescovo«. La préoccupation de l’auteur ici est plutôt bibliographique que biographique. En ce sens, elle considère surtout les écrits de Gautier, et conclut qu’on ne peut pas trouver dans ces textes son (de Gautier) avis à propos des universaux (cf. p. 28). Ainsi, le chapitre suivant, »Giovanni de Salisbury e la teoria sugli universali di Gualtiero di Mortagne«, complète donc le premier: ce que nous connaissons de l’avis de Gautier à propos des universaux nous vient du témoignage de Jean de Salisbury, lu dans trois passages de ses écrits (Metalogicon II, 17 et II, 20, et Policraticus VII, 12).

Mais les textes de Jean de Salisbury ne se rapportent pas seulement à la théorie de l’individuum. Le futur évêque de Chartres décrit, dans un inventaire critique, autour de neuf théories réalistes: théorie des voix (voces), des paroles (sermones), de l’intelligence (intellectus) ou de la notion (notio), du singulier (singulares) ou des choses sensibles (res sensibiles) ou de l’individuum, des idées (ideae), des formes natives (formae nativae), de la collection des choses (rerum collectio), des manières (maneries) et de l’état (status).

Dans la deuxième partie, l’auteur étudie les sources de la théorie de l’individuum, en lisant les textes logiques de la période comprise entre les années 1110 et 1130. Dans cet univers, cinq textes sont ciblés: la »Logica ›Ingredientibus‹« et la »Logica ›Nostrorum Petitioni Sociorum‹« de Pierre Abélard (cependant, le deuxième texte ne vient pas directement de cet auteur, cf. p. 89), les traités »De generibus et speciebus« et »Quoniam de generali«, et le »Commento P 17« à l’Isagoge. Le lecteur ou la lectrice trouve, lors de cette présentation des textes, un excellent status quaestiones à propos de l’édition de chaque manuscrit.

Dans chacun des cinq textes énumérés, Caterina Tarlazzi cherche des descriptions de la théorie de l’individuum (ch. 4) et des arguments contre cette théorie (ch. 5). Toutes les possibilités d’analyse autour de la théorie dans les textes indiqués sont ainsi exploitées.

Dans la troisième et dernière partie, l’auteur présente d'abord (le ch. 6, »La teoria de Gualtiero e la teoria dell’individuum: una sintesi«) surtout les avis fondamentaux des scholars modernes à propos de la théorie de l’individuum: Roberto Pinzani, Wojciech Wciórka et Alain de Libera. Nous y trouvons un autre status quaestiones important, concernant la discussion actuelle sur ce sujet.

Ensuite, l’auteur a montré que des éléments clés de la théorie de l’individuum portent sur des concepts de Pierre Abélard. Nous pouvons parler donc d’éléments abélardiens pour une solution antiabélardienne (cf. p. 264). Ainsi, donc, dans le même sixième chapitre, nous lisons quelques repères sur ces termes venus du Péripatécien du Pallet, mais utilisés dans la théorie réaliste en question: la distinction entre le »personnel« et l’»individualité«; le sens d’»identique« et »divers«; les concepts de »status« et »attentio«.

Dans le septième et dernier chapitre, »La teoria dell’individuum e alcuni maestri della prima metà del XII secolo«, l’auteur revient sur l’attribution de ladite théorie à Gautier de Mortagne (principal représentant de la théorie, cf. p. 342), et la cherche aussi dans les textes de Guillaume de Champeaux (dont les querelles avec Abélard sont célèbres), Adelard de Bath et Gilbert de Poitiers. Caterina Tarlazzi s’interroge sur l’attribution des textes-sources, qu’elle a étudiés dans la deuxième partie de sa recherche, à Gautier. D’après ces considérations, s’il n’est pas possible de résoudre de manière affirmative le problème posé par les écrits présentés, Caterina Tarlazzi est sûre, néanmoins, que ni »Quoniam de generali« ni »P 17« ne viennent pas de la plume de Maître Gautier.

À la fin de la lecture, à la suite de ces analyses sous divers angles de la théorie de l’individuum, le lecteur comprend du moins deux choses: la richesse de la littérature spéculative du XIIe siècle, avec ses subtilités, et l’attention nécessaire et patiente requise par le métier de médiéviste.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

André Luís Tavares, Rezension von/compte rendu de: Caterina Tarlazzi, Individui universali. Il realismo di Gualtiero di Mortagne nel XII secolo, Barcelona, Roma (Fédération internationale des instituts d’études médiévales) 2018, XL–426 p. (Textes et études du Moyen Âge, 85), ISBN 978-2-503-57565-0, EUR 55,00., in: Francia-Recensio 2019/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66353