Ce livre, issu de sa thèse défendue en 2016, appartient, du dire même de l’auteur à un »genre passé de mode«, celui de la »monographie institutionnelle«, ce qui est fort courageux à l’heure où fleurissent nombre d’ouvrages, qui, s’inspirant des méthodes de l’anthropologie et de la sociologie, entendent renouveler notre perception des sociétés médiévales et du rôle de leurs institutions. L’auteur entend donc concentrer son propos sur une institution, l’abbaye Saint-Pierre de Lobbes, pour rassembler les matériaux de base nécessaires – on l’oublie trop souvent – à des recherches plus globales et plus ambitieuses.
Fondation précoce (VIIe siècle) grâce à l’appui des Pippinides, l’abbaye de Lobbes était, pendant le haut Moyen Âge, une des plus grandes abbayes du royaume puis de l’empire franc, à la tête de considérables domaines fonciers et d’autres institutions religieuses, monastères ou chapitres canoniaux. Durant tout le Moyen Âge, malgré le succès des ordres nouveaux, clunisien puis cistercien, malgré les prétentions des évêques de Liège et de Cambrai, l’abbaye de Lobbes a préservé son indépendance.
Bien que l’auteur s’efforce de montrer comment les abbés de la fin du Moyen Âge ont habilement joué des rivalités entre les comtes de Hainaut et les évêques pour préserver leur indépendance, la lecture de ce livre laisse une impression, sinon de décadence (ce qui impliquerait un jugement moral qui n’a pas lieu d’être), de déclin quasi inexorable face aux profonds changements politiques et sociaux auxquels l’abbaye essaie en vain de résister. D’institution riche, prospère et puissante jusqu’au IXe siècle (ce qui se reflète dans la production écrite de ses moines et abbés), l’abbaye de Lobbes est devenue, à la fin du Moyen Âge, une abbaye de seconde zone qui a perdu les faveurs de la haute aristocratie et peine à attirer les dons des aristocrates locaux enclins à rechercher leur salut par l’intercession des moines d’abbayes plus renommées, en particulier cisterciennes. Malgré les réformes des Xe/XIe siècles, dans le sillage de Brogne puis de Saint-Vanne, et l’installation d’abbés réguliers, les reliques de saint Ursmer et les prières des moines ne suffirent plus à assurer à l’abbaye une place primordiale dans la société.
Cette évolution se lit aussi dans les sources dont dispose l’historien de Lobbes: les sources narratives ambitieuses à défendre la place de l’institution dans la société et son aura au sein de l’aristocratie (»Annales«,»Gesta abbatum«, »Fundationes« et »Miracula«) cèdent le pas aux sources diplomatiques et de gestion (polyptyque, cartulaire) dans la documentation de l’historien, ce qui induit nécessairement, une approche fort différente de part et d’autre des Xe/XIe siècles. Pour le haut Moyen Âge, les sources narratives et hagiographiques mettent en valeur des abbés, souvent prestigieux, et des moines confiants dans la grandeur spirituelle de leur institution, grandeur dont ils savent se servir pour garder leur influence sur les grands auxquels les unissent souvent des liens familiaux. Ensuite, même lors des périodes de réforme religieuse et des périodes de prospérité, l’exposé, fondé essentiellement sur des sources ayant trait à la gestion du patrimoine, prend des allures de chronique économique et foncière, parfois entrecoupée de considérations spirituelles.
Prisonnier de ses sources et de la modestie de ses objectifs, Jérôme Verdoot nous offre donc un livre fort bien documenté, érudit et fort utile pour la connaissance de l’abbaye de Lobbes, mais qui, faute de plus larges contextualisations et ancrages dans l’évolution de la société et malgré l’évidente empathie de l’auteur avec les abbés et les moines de Lobbes, manque quelque peu du souffle et des perspectives qui pourraient entraîner l’enthousiasme du lecteur qui reste donc un peu sur sa faim.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Michèle Gaillard, Rezension von/compte rendu de: Jérôme Verdoot, Pour les siècles des siècles. L’abbaye Saint-Pierre de Lobbes au Moyen Âge (VIIe–XVe siècles), Bruxelles (Archives générales du Royaume – Allgemeen Rijksarchief) 2018, 220 p. (Studies in Belgian History, 6), ISBN 978-94-9298-283-4, EUR 19,95., in: Francia-Recensio 2019/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66354