Ce volume contient les diverses contributions à un colloque réuni les 12, 13 et 14 mars 2015 à Gotha. La Thuringe dont il est question dans les diverses études se composait aux XVIIe et XVIIIe siècles d’une vingtaine de petits territoires et de quelques villes d’Empire. Pour éclairer le lecteur peu averti, il aurait été utile d’insérer une carte de l’époque dans le volume.
L’objet du colloque était de présenter des aspects peu connus du piétisme dans ces territoires. Il s’agit moins d’exposer les orientations et les thématiques théologiques, pourtant toujours présentes dans le livre, que d’exposer les interconnexions entre les divers protagonistes et les diverses manifestations du piétisme en Thuringe, et leurs liens avec le grand centre piétiste de Halle et son guide August Hermann Francke. Le volume relève que plusieurs acteurs importants du piétisme de Halle, dont Francke, étaient originaires de Thuringe et que des réalisations typiques du piétisme à Halle s’inspiraient de pratiques et d’initiatives déjà présentes en Thuringe.
Dans son introduction, Alexander Schunka souligne que le piétisme en Thuringe a été peu étudié et il précise les objectifs du colloque. De son côté, Veronika Albrecht- Birkner rappelle que le slogan »réformer la vie«, attribué au piétisme, était déjà présent chez certains représentants de l’orthodoxie luthérienne. Elle évoque aussi l’usage ambivalent de l’étiquette »piétiste«, rejetée par exemple par Francke, et aussi dans l’historiographie du XIXe siècle.
La première des quatre grandes thématiques du volume traite de la politique et de la piété dans les duchés de Saxe-Anhalt. Terence McIntosh expose la discipline ecclésiastique mise en œuvre par le duc Ernst le Pieux, qui a pu servir de modèle pour Francke: l’insistance sur la sanctification du dimanche, l’instruction religieuse des adultes, la discipline ecclésiastique confiée aux pasteurs mais aussi à des inspecteurs présents dans chaque paroisse. Au point que le duc s’est vu reprocher d’introduire des pratiques réformées! Le rôle joué par les prédicateurs de la cour (en particulier Christoph Brunchorst) et certains pasteurs de la ville de Gotha est abordé par Mary Noll Venables. Jonathan Strom présente les conceptions de Johann Wiegleb au sujet de la conversion.
Une seconde partie expose la manière dont le piétisme s’est établi dans divers territoires de la Thuringe, en évoquant la création par Ahasver Fritsch d’une Jesusgesellschaft qui a pu inspirer Francke, tout en suscitant des doutes chez Spener. Mathias Müller évoque l’émergence du piétisme à Pößneck et à Saalfeld, grâce en particulier à une visite de Francke. Il est question ensuite des liens personnels et intellectuels entre les deux comtes de Waldeck et de Reuss (Wolfgang Breul) et de la figure de Johann Ernst Stolte qui a joué un rôle important dans les milieux liés à l’université d’Iéna (Ernst Koch).
La troisième partie attire l’attention sur les interactions entre les projets de réforme en Thuringe et ceux de l’ensemble de l’Allemagne centrale. Il y est question de la critique de la danse dans les milieux piétistes (Wolfgang Miersemann), des rapports institutionnels et théologiques entre les divers orphelinats tels que ceux d’Erfurt, de Gotha et de Halle (Antje Schloms) et des rapports entre Halle et les cours des diverses dynasties des Reuss (Holger Trauzettel).
La quatrième partie est consacrée à l’influence du piétisme de Thuringe sur les piétistes de Londres, de Moscou et de l'espace méditerranéen (Alexander Schunka). Une autre étude traite des racines, en Thuringe, de l’Institutum Judaicum créé par Johann Heinrich Callenberg, et de son rayonnement (Christoph Rymatzki). Enfin Rüdiger Kröger présente l’implantation de la communauté des Frères de Herrnhut (Zinzendorf) en Thuringe.
Le volume expose de manière intéressante comment les thématiques et les enjeux caractéristiques du piétisme ont été abordés en Thuringe. On y trouve les deux démarches pour promouvoir un renouveau de la foi et de la vie dans les Églises et chez les fidèles. Il y a d’une part l’action exercée en quelque sorte par »en haut«, par les autorités telles que le duc Ernst le Pieux ou par la démarche d’Ahasver Fritsch (p. 101 et suiv.). Wolfgang Breul présente aussi les réformes introduites par »en haut« dans les comtés de Waldeck et de Reuss-Obergreiz. D’autres approches cherchent plutôt à promouvoir la piété à partir de la base, par la conversion des individus et la promotion de lectures édifiantes d’auteurs tels que Johann Arndt et son »Vrai christianisme«.
En second lieu, on retrouve dans l’ouvrage les grands thèmes qui ont fait débat entre les piétistes et leurs adversaires. Citons d’abord la question de la conversion, rarement abordée comme évènement explicite dans le luthéranisme d’avant 1690 (p. 88). L’exposé des conceptions de Wiegleb à ce sujet montre que pour ce dernier la conversion est l’expression principale de la vie chrétienne. Mais Wiegleb ne parle pas du Bußkampf (combat de la repentance), souvent évoqué chez Francke. Il souligne que la conversion est avant tout œuvre de Dieu et non une action de l’homme, et qu’il n’est pas nécessaire d’indiquer une date précise de la conversion. Il s’agit surtout de montrer qu’elle est le début d’une repentance sincère et qu’elle débouche sur la sanctification.
Un autre thème qui émerge inévitablement est celui des adiaphora. C’est la question de savoir s’il y a dans la vie humaine des choses indifférentes qu’on peut traiter d’une manière ou d’une autre sans que cela concerne la foi. Cela apparaît à plusieurs reprises (ex. p. 239), en particulier en rapport avec la danse, rejetée en général par les piétistes. Le thème est assez peu abordé dans la littérature consacrée au piétisme, mais bien présent en Thuringe. En ce qui concerne la proximité de temps meilleurs pour l’Église, idée chère à Spener, elle n’est pas tellement présente chez les piétistes de Thuringe. Mais une parenté avec Spener apparaît ailleurs (p. 111–112): Comme Spener, Fritsch est sensible au mauvais état de l’Église. Avec lui, il insiste sur le renouveau intérieur et sur l’amour du prochain. Il met l’accent sur la foi et les fruits de la foi dans la vie des pasteurs, sur la piété des étudiants en théologie, tout aussi nécessaire que l’érudition. Un christianisme authentique peut et doit aussi être promu en dehors du culte. Comme Spener, il accorde beaucoup d’importance aux règles de vie.
Relevons, en troisième lieu, l’attention portée par plusieurs contributeurs aux réalisations pratiques du piétisme, notamment à la création d’orphelinats, à l’impact sur les institutions et les programmes scolaires, à la mission auprès des juifs et des musulmans. Là aussi, des connections avec Francke et Halle apparaissent, soit que les réalisations en Thuringe aient influencé ce qui s’est fait à Halle, soit qu’elles aient bénéficié des intuitions et démarches présentes à Halle. Mais, comme le relève Antje Schloms, ce qui concernait les orphelinats en Thuringe n’était pas toujours inspiré par les pratiques de Halle (p. 219).
Inévitablement, les divers acteurs du piétisme en Thuringe et les divers centres de ce mouvement se sont heurtés à des oppositions. Il y eut de nombreuses controverses. Les adversaires s’en sont pris au côté émotionnel attribué aux conversions. Ils ont stigmatisé ce qu’ils considéraient comme une emprise indue sur les consciences pour contraindre les humains à se convertir, ou encore l’affirmation attribuée à Wiegleb et à d’autres piétistes de Gotha que celui qui s’était converti pouvait éviter le péché. Une autre critique portait sur les Betstunden (réunions de prière), accusées de détourner les fidèles du culte public de l’Église ou de s’en remettre à l’illumination intérieure plutôt qu’à l’instruction par les prédicateurs, de rejeter les pasteurs et leur prédication et de diffuser des écrits prohibés (p. 119–122). Diverses contributions exposent avec précision les divers conflits, les prises de position officielles, les avis des instances théologiques et les mesures prises par les autorités civiles, mais aussi leur embarras et leur inefficacité.
Une attention particulière est portée dans le présent volume aux attitudes des milieux dirigeants, en particulier la noblesse, plus ou moins au pouvoir dans la vingtaine de territoires composant la Thuringe à l’époque. Certes, le mouvement piétiste a touché tous les milieux sociaux, mais son influence particulière sur la noblesse doit être relevée. Toute une étude est consacrée aux »comtes pieux« (p. 228–240) et à leur action inspirée par le mouvement piétiste. Pour autant, le rejet par le piétisme de la danse et d’autres pratiques en usage dans les cours n’a pas manqué d’indisposer aussi les milieux de la noblesse, peu enclins à changer de style de vie.
Très utilement, le volume expose aussi dans diverses contributions le rôle des voyages ou des publications pour montrer comment s’est manifesté et diffusé le mouvement piétiste.
Bref, cet ouvrage, fondé sur des recherches souvent minutieuses, apporte un éclairage riche et nuancé, souvent neuf, sur bien des aspects du mouvement piétiste dans un territoire central de l’Allemagne des XVIIe et XVIIIe siècles.Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Marc Lienhard, Rezension von/compte rendu de: Veronika Albrecht-Birkner, Alexander Schunka (Hg.), Pietismus in Thüringen – Pietismus aus Thüringen. Religiöse Reform im Mitteldeutschland des 17. und 18. Jahrhunderts, Stuttgart (Franz Steiner Verlag) 2018, 327 S., 4 s/w Abb. und 3 Tab. (Gothaer Forschungen zur Frühen Neuzeit, 13), ISBN 978-3-515-12171-2, EUR 55,00., in: Francia-Recensio 2019/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66357