Cet ouvrage collectif qui réunit huit contributions, outre l’introduction signée des deux directeurs, est dédié à Robert Darnton et Keith M. Baker et s’ouvre par la discussion de la formule de Lynn Hunt assurant que l’histoire de la Révolution est dans un cul-de-sac (en français dans le texte) interprétatif. Le jugement est-il valide et faut-il se résoudre à ne pas trouver de nouveaux paradigmes1?
L’introduction pose la question essentielle: les »révolutions« du XXIe siècle n’ont manifestement plus de points communs avec la Révolution française, elles n’ont plus ni prétentions universelles, ni programme politique, se contentant de remplacer un groupe par un autre. Cette approche fait suite aux désillusions nées des révolutions du XXe siècle, illustrées par la consécration de leurs échecs en 1989. Plutôt que parler de »révolution«, l’historiographie actuelle abandonnerait la recherche de paradigme global, pour insister sur les cadres divers dans lesquels les révolutions peuvent s’inscrire. C’est ainsi que la question des droits de l’homme a été reprise avec de nouvelles perspectives, liées aux droits des femmes, des esclaves, que la mondialisation est revue autour de l’impact de 1789 dans l’ensemble du monde, relativisant la rupture révolutionnaire. L’actualité politique oblige aussi à comprendre des catégories de pensée peu étudiées comme le populisme.
Dans cette recherche de nouvelles perspectives, Dan Edelstein examine à nouveau le lien entre droits de l’homme et nation. Keith M. Baker et François Furet avaient insisté sur les limites que la déclaration des droits de l’homme et du citoyen avait imposées à la nation en créant un cadre de pensée excluant les opposants. En montrant comment la déclaration a été adoptée, surtout en rappelant son enracinement dans le courant physiocratique et dans les règlements de compte liés aux réformes décidées par Louis XV dans les années 1770, Dan Edelstein explique que la radicalité est moins liée à l’idéologie et qu’à sa dimension proprement historique.
L’histoire intellectuelle est ainsi éclairée brillamment par son insertion dans la mémoire nationale. Avec une méthode plus classique, Paul Friedland remet en cause les idées reçues autour de l’histoire des Antilles. Les nombreuses îles, réparties sur plusieurs centaines de kilomètres, n’ont pas connu les mêmes événements et ne sont pas, notamment, assimilables à Haïti. En outre, des insurgés des îles sous le vent se réclamèrent clairement de la Révolution française et de son universalité. Le récit de ces histoires doit être fait pour rendre cette mémoire complexe aux habitants actuels de ces îles.
Antoine Lilti, bien connu du public français pour son livre »L’invention de la célébrité«, montre les ressorts paradoxaux de la démocratie représentative qui s’installe au XVIIIe siècle unissant le choix par l’élection à la consécration des célébrités, associant tant bien que mal la liberté théorique du vote à l’imposition des modes médiatiques. Ce à quoi fait écho Dan Bell à propos de l’autorité charismatique de Napoléon. Celui-ci a su mêler au culte des grands hommes, la propagande inspirée par les figures de Paoli, de Pierre le Grand et de Washington, pour créer un type original d’homme charismatique disposant d’une autorité sans limite. Ce que confirme Darrin McMahon estimant que la période révolutionnaire cumule étonnamment l’entrée du peuple dans le cours de l’histoire avec l’affirmation décisive du culte des grands hommes.
Ces trois articles obligent à repenser les catégories consacrées ce que confirme Joseph Zizek à propos de la réinvention de l’histoire. Il montre que les circonstances ont modifié le rapport à l’autorité des auteurs, aux méthodes et au style, ouvrant le champ à toutes les interprétations politiques, et permettant de comprendre comment se légitime les nouvelles sensibilités au passé. Le sentiment de rupture devant la Révolution et l’inquiétude qui lui est liée s’expliquent ainsi, mais annoncent aussi le retour du bâton quand l’histoire restaurée après 1815 se déchainera contre les histoires écrites pendant la période révolutionnaire.
Cet aller et retour entre faits, perception et mémoire est l’enjeu des pages consacrées par Howard Brown à l’invention de la »terreur« par les thermidoriens. Il inscrit nombre de publications d’historiens français (Hervé Leuwers, Michel Biard et moi-même) dans les perspectives des traumatismes collectifs et des modifications des sensibilités face aux massacres et à la littérature née des mémoires des prisonniers. Le lien fait systématiquement avec la vie politique la plus factuelle permet de conclure sur la crise de confiance qui affecte les Français au sortir de cette expérience.
»Y a-t-il analogie dans les formes de choix des individus en politique et en économie?« – est enfin la question posée par Sophia Rosenfeld qui, après une copieuse synthèse, insiste sur les divergences constatées entre »consommateurs« anglo-américains et français face à la démocratie et au commerce. Elle plaide fermement pour un retour à l’historicité en se défiant des comparaisons factices et des rapprochements qui négligent l’écart prodigieux entre nos réalités et celles du XVIIIe siècle.
Au final, ce livre qui rassemble des monographies disparates et inscrites dans des domaines très précis, reflète à l’évidence une remise en cause générale des études anglo-américaines à propos de la Révolution française. Loin de s’essouffler, elles promeuvent des approches innovantes, hors des sentiers battus du bicentenaire de la Révolution, en commençant déjà par s’affranchir des discours métahistoriques qui ont encadré, et à mon goût affaibli, les recherches historiques sur le sujet. Est-ce suffisant pour relancer l’intérêt sur la question? La question reste ouverte puisqu’un renouvellement de génération est en cours et que la Révolution française fait moins recette dans les universités américaines qu’elle le fit. Au-delà de cette réflexion, le livre est à conseiller aux lecteurs allemands ou français pour la qualité des informations proposées et les bilans historiographiques et bibliographiques. Indépendamment des sujets précis, ce recueil signale une orientation collective à l’évidence profitable à toute la recherche et inspirera des approches renouvelées.Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jean-Clément Martin, Rezension von/compte rendu de: David A. Bell, Yair Mintzker (ed.), Rethinking the Age of Revolutions. France and the Birth of the Modern World, Oxford (Oxford University Press) 2018, XXX–287 p., num. b/w fig., ISBN 978-0-19-067483-0, GBP 22,99., in: Francia-Recensio 2019/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66360