La ville d’Empire de Spire est luthérienne: voilà ce qu’on peut dire en regardant dans quel camp confessionnel la ville se situe (par exemple à la diète), ou encore la religion pratiquée par 99% de ses habitants. Le grand apport de l’ouvrage de Daniela Blum (issu d’une thèse d’histoire de l’Église soutenue à Tübingen en 2014) est de montrer que la multiconfessionnalité est aussi fonction de la tectonique des pouvoirs locaux et de leur répartition dans l’espace de la ville. Spire est certes une ville autonome, un »état d’Empire immédiat«; mais elle est comme telle soumise à l’influence de l’empereur, d’autant qu’elle abrite en son sein jusqu’en 1689 l’un des deux tribunaux d’Empire, la Chambre de justice impériale (Reichskammergericht).

Par ailleurs, son évêque qui réside en dehors d’elle est lui aussi prince d’Empire, et le puissant chapitre cathédral conserve une place importante en ville; enfin, un important voisin, le prince-électeur palatin, chef de file du calvinisme dans l’Empire, conserve une influence et des relais dans la cité. Tous ces acteurs s’emparent après 1555 de la paix de religion d’Augsbourg et de ses ambiguïtés pour défendre sur place des intérêts dont le caractère conflictuel remonte bien souvent à une époque très antérieure à celle de la Réforme.

L’autrice déploie cette histoire complexe selon un plan original et efficace: elle passe en revue plusieurs édifices cultuels et construit ainsi une carte pluriconfessionnelle de l’espace urbain – où la perpétuation des situations de fait prime sur la lettre disputée de la paix (hélas cette carte reste purement textuelle, l’ouvrage, selon une mauvaise habitude allemande, parlant beaucoup d’espaces sans jamais montrer une carte, un plan ou une illustration).

St. Ägidien d’abord, église des faubourgs à la main de l’électeur palatin, est un foyer calviniste précoce, jusqu’à ce qu’à la faveur d’un changement de règne et d’un nouvel électeur qui revient au luthéranisme, le conseil de la ville réussisse à faire cesser cette expérience en 1576. Dans l’église des Dominicains, c’est par une sorte d’effraction nocturne que le conseil parvient en 1569 à instaurer un simultaneum de fait, un prédicateur luthérien venant prêcher régulièrement. La cathédrale, depuis longtemps un lieu composite où s’affrontent et s’accommodent la mémoire impériale et celle des élites urbaines, l’évêque, la ville et le chapitre cathédral, voit ce dernier maintenir tant bien que mal ses prérogatives sans que disparaisse un usage multiple, et donc désormais multiconfessionnel, de la vieille bâtisse. Le collège jésuite, installé en 1570–1571, représente toute la nouveauté d’un catholicisme offensif et d’une offre pédagogique qui séduit au-delà de cette confession, mais cristallise un sentiment de rejet de la part du conseil et de nombreux habitants, menaçant un temps l’ancienne et régulière prestation d’un serment de convivance (la Rachtung) entre cité et clergé. St. Georg enfin, depuis longtemps église du Conseil, est le centre luthérien de la ville, mais l’usage de ses prébendes et de ses chapelles occasionne de durables conflits avec le chapitre.

À travers ces nombreuses confrontations, on voit constamment jouer la plasticité du juridique, du politique, du religieux et du social dans les arguments échangés. Autre constante dont la précision de cette étude locale permet de mieux saisir l’importance: l’empereur et ses tribunaux interviennent à de nombreuses reprises, et souvent dans le sens de l’apaisement et du compromis, pérennisant ainsi autant de situations de fait exorbitantes du droit (imparfaitement) créé à Augsbourg, mais répondant également au souci d’un bien commun urbain qui transparaît régulièrement, comme dans cette phrase des délibérations du chapitre (citée p. 305): »car l’on vit les uns à côté des autres dans l’enceinte de la même muraille urbaine et donc presque comme dans la même maison.«

L’ouvrage a conservé de nombreuses caractéristiques de la thèse: une introduction pléthorique (55 pages sur 375 pages de texte), quelques excursus et apartés un peu longs, rappellent l’historiographie avant tout pour signaler ses faiblesses supposées et charpentent un cadre théorique (la dialectique du savoir religieux et du quotidien pluriconfessionnel) dont on peine un peu à voir ce qu’il apporte à ce qu’on savait déjà de la plasticité et des inconforts des argumentaires dans les conflits confessionnels après la paix d’Augsbourg.

En revanche, l’étude proprement dite, parfois proche de la paraphrase dans le traitement des sources, ne fait que trop peu appel aux résultats concrets des travaux des autres, ce qui aurait pourtant permis de mieux mettre en valeur des différences et des ressemblances avec des cas comparables. Enfin, l’étude de l’espace urbain aurait pu envisager d’autres lieux que les centres cultuels (les marchés par exemple) du quotidien pluriconfessionnel. Quelques imprécisions, quelques oublis (l’autrice aurait beaucoup profité du beau livre de Gerrit Walther sur Fulda, par exemple) n’entachent toutefois pas fondamentalement une étude approfondie et riche qui, proposant une lecture intéressante de la coexistence confessionnelle par le biais de l’espace urbain, comporte des enseignements allant bien au-delà du cas de Spire.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Christophe Duhamelle, Rezension von/compte rendu de: Daniela Blum, Multikonfessionalität im Alltag. Speyer zwischen politischem Frieden und Bekenntnisernst (1555–1618), Münster (Aschendorff) 2015, 411 S. (Reformationsgeschichtliche Studien und Texte, 162), ISBN 978-3-402-11586-2, EUR 56,00., in: Francia-Recensio 2019/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66361