La Sarre forme aujourd’hui l’un des plus petits Länder de la République fédérale. Séparée par deux fois au 20e siècle de l’ensemble allemand, en 1919 puis en 1945, elle a choisi chaque fois d’y rentrer (plébiscites de 1935 et 1955). Cela n’allait pourtant pas de soi si l’on considère l’histoire antérieure de ce territoire, au cours du XIXe siècle notamment. La région de la Sarre, enserrée entre le Luxembourg et la Lorraine, n’avait été rattachée à la Prusse, en 1815, que par une suite de hasards diplomatiques, alors que rien ne l’y destinait. Comment la greffe a pris, quels obstacles elle a rencontrés, tel était l’objet du colloque organisé en 2017 à Sarrebruck par la Commission pour l’histoire du land de Sarre et par l’Association historique pour l’histoire de la région sarroise. Le présent volume, clairement et précisément introduit par les deux éditrices, publie les actes de ce colloque.

La Sarre n’était à vrai dire qu’une expression géographique avant la Révolution française: le nom d’une rivière, décliné au fil de son passage dans diverses localités (Sarrelouis, Sarrebruck, Sarrebourg, etc.). Quant au territoire du land actuel, il était éclaté en plusieurs entités appartenant à l’ouest au royaume de France (la forteresse de Saarlouis), au nord à l’archevêque électeur de Trêves, au sud à la maison de Nassau (Sarrebruck) et au duc de Deux-Ponts. Puis la rive gauche du Rhin est conquise en 1794 par les Français et rattachée formellement à la République en 1801 (traité de Lunéville). Ils y découpent des départements, dont celui de »la Sarre«, qui correspond à peu près au land actuel, sauf quelques secteurs relevant des départements de la Moselle et du Mont-Tonnerre. La préfecture de la Sarre se trouve à Trêves néanmoins, hors du land actuel, tandis que Sarrebruck n’est que sous-préfecture.

Après la chute de Napoléon, le Congrès de Vienne remodèle la carte de l’Europe. La Prusse ne peut recouvrer l’intégralité de son domaine polonais d’avant 1806, préempté par le tsar. On pourrait l’indemniser en lui attribuant la Saxe: Metternich s’y oppose, elle n’en obtient que la moitié. À défaut, l’Angleterre lui fait accorder la plus grande partie de la rive gauche du Rhin, au contact direct de la France: départements de la Sarre, de la Roër (Rur) et de Rhin-Moselle; ce faisant, on oppose la barrière la plus efficace à toute velléité de revanche du vaincu. La partie méridionale de la Rhénanie ex-française (Palatinat) est donnée cependant à la Bavière, qui la conservera jusqu’en 1946, tandis que la Hesse obtient également une petite part.

La région de la Sarre forme désormais la pointe extrême, du côté de l’Ouest, de cet étrange royaume étiré sur 1500 km de Sarrebruck à Memel. Elle est d’autant plus éloignée du centre berlinois que la masse du royaume de Hanovre sépare la partie occidentale du royaume de son noyau historique, Brandebourg et Prusse (il faudra attendre 1847 pour que le chemin de fer réduise un peu la durée des communications). Le mot »Sarre« ne désigne d’ailleurs plus qu’une rivière après 1815, aucune entité administrative ne portant désormais ce nom. La Prusse est »sur la Sarre« (»an der Saar«), comme l’exprime le titre de ce volume. Pour le reste, la région sarroise ne forme qu’une partie du district (Regierung) de Trêves, l’un des cinq districts qui composent la Rheinprovinz (créée en 1822 après divers tâtonnements, par la fusion des deux provinces dessinées d’abord en 1815, et régie depuis Coblence par un Oberpräsident).

Chaque district est dirigé par un Präsident, selon le schéma prussien habituel, et subdivisé en cercles (Kreise): ceux de Merzig, Ottweiler, Saarbruck, Saarlouis et Saint-Wendel correspondent à peu près au territoire du land actuel. Le Congrès a réservé néanmoins de petites enclaves, au sein de la Sarre prussienne, pour le duc Ernest de Saxe-Cobourg-Aalsfeld (principauté de Lichtenberg, revendue à la Prusse en 1834), pour le grand-duc d’Oldenbourg (principauté de Birkenfeld jusqu’en 1937) et pour la Hesse-Hombourg (Meisenheim).

La tâche des nouveaux maîtres n’était donc pas simple, et celle des historiens n’est pas facilitée par cet enchevêtrement: pour traiter du droit, de l’administration, de l’histoire économique et sociale ou de la vie culturelle, il serait difficile, voire absurde, d’isoler a posteriori ce qui concerne la Sarre d’aujourd’hui. La plupart des contributions réunies dans ce volume chevauchent donc nécessairement les limites administratives, tout en mettant l’accent sur les faits locaux chaque fois que cela est possible. Quant aux bornes chronologiques du volume, elles enserrent un long XIXe siècle, mais la part du lion revient à la première moitié du siècle, période de transition et d’adaptation mutuelle entre l’État prussien et ses nouveaux sujets, que presque tout sépare à l’origine.

Selon Gabriele B. Clemens et Katharina Thielen, la Rhénanie, administrée pendant près de vingt ans comme l’ensemble de la France, s’en était bien trouvée. Ses habitants n’ont pas adhéré à l’esprit nationaliste allemand de 1813, les notables redoutent la remise en cause des ventes de biens nationaux et le retour à l’ancien régime inégalitaire. Ayant été associés à l’administration locale sous l’Empire, ils souhaitent continuer à se faire entendre, tandis que les autorités prussiennes se défient de leurs nouveaux sujets, gâtés par le régime français.

L’assemblée provinciale que la Prusse concède en 1824 ne suffit pas à satisfaire les aspirations locales, et plusieurs figures sarroises sont présentes à Hambach en 1832. Les visites des souverains prussiens, étudiées par Jürgen Herres, sont trop rares et trop rapides pour créer une confiance réciproque. Berlin mettra du temps à admettre que la Rhénanie ne peut être soumise au même moule que la Poméranie! Pourtant les Rhénans sont plus sages que les Berlinois en 1848 et le prince Guillaume, qui réside à Coblence de 1850 à 1858, y noue des relations cordiales. La guerre franco-allemande confirme la loyauté de la province, y compris lorsque Sarrebruck est brièvement occupée par les Français au début d’août 1870; l’empereur Guillaume y est accueilli glorieusement à son retour en mars 1871.

La grande question qui se pose en 1815, et ne sera tranchée qu’à la fin du siècle, est celle du »droit français«. L’exposé suggestif de Thomas Gergen examine la question sous divers rapports. D’abord celui du droit à appliquer dans les nouveaux territoires: devait-on y introduire aussitôt le droit prussien, civil et pénal (ALR et AGO), ou maintenir quelque temps le Code civil et les autres lois napoléoniennes, en matière commerciale et pénale notamment (oralité des procès, jurys)? Le principe d’une assimilation est posé, contre le vœu explicite des habitants. Mais comme il est prévu d’autre part de réviser les codes prussiens, on tergiverse et diffère sans cesse. La sagesse finit par l’emporter sur les proclamations martiales: le droit rhénan perdurera, pour l’essentiel, jusqu’au vote du Code civil allemand de 1896/1900 – lequel emprunte du reste largement au droit français.

Autre enjeu brûlant pour mesurer la soumission des nouveaux sujets, celui du service militaire, traité dans les contributions de Bernard Schmitt et de Rolf Wittenbrock. La Prusse l’a institué dans le cadre des réformes décidées après 1807, et maintenu malgré le retour à la paix. Bien que la conscription pèse moins lourdement que sous Napoléon, elle semble mal acceptée, certaines modalités sont perçues comme injustes, l’interdiction du remplacement paraît trop rigide. Le nombre des insoumis et des déserteurs n’est pas négligeable dans les communes de la région sarroise, en dépit de sanctions sévères et collectives.

L’histoire économique fait l’objet d’un bilan séculaire de Ralf Banken. Pour lui, la Prusse n’a pas fait décoller la Sarre, contrairement à une idée reçue: celle-ci avait commencé à se développer sous le régime français, et l’expansion spectaculaire de son industrie (mines de charbon, sidérurgie, céramique, verrerie) au XIXe siècle s’explique par divers facteurs indépendants de l’action du gouvernement. Quant aux rapports sociaux dans les mines et la sidérurgie, le tableau très documenté qu’en dressent les articles de Fabian Trinkaus et Frank Hirsch vaudrait sans doute pour tous les autres pays industriels à la même époque: dureté des conditions de travail; rapport de forces inégal du fait de la pression migratoire vers les sites industriels; coalition impitoyable des employeurs, de l’État, de la presse et même de l’Église pour maintenir le couvercle. Tout au plus font-ils ressortir quelques spécificités: la gestion directe par l’État d’une grande partie des mines; le paternalisme poussé à l’extrême d’un maître de forges comme Stumm, qui profite aux meilleurs ouvriers mais renforce le contrôle patronal; la docilité (relative selon Hirsch) des ouvriers dans cette région très catholique, d’autant plus que le lien avec les villages d’origine se maintient longtemps.

La littérature et l’art font l’objet de trois contributions. En matière littéraire, il était particulièrement difficile d’isoler la région de la Sarre. Torsten Mergen y parvient en abordant le sujet du point de vue de l’édition, de la librairie et des bibliothèques, qui avancent à proportion des progrès de l’instruction. La censure est omniprésente, venant à bout du colportage de livres, combattant la superstition et privilégiant les ouvrages utiles et sérieux. L’auteur relève en outre la naissance après 1850 d’une littérature locale un peu naïve, mais réaliste, sous la forme notamment de textes courts publiés dans les journaux destinés aux mineurs. Il signale enfin le roman d’une écrivaine sarroise à réévaluer selon lui, »Virago« (1913) de Liesbet Dill.

Quant à l’art, il ne saurait se concevoir qu’au service de la nation et de la monarchie, plus que jamais inséparables après 1871. Michael Röhrig raconte comment la ville de Sarrebruck éleva cinq monuments commémoratifs ou patriotiques entre 1871 et 1914: un mémorial pour les soldats tués à Spichern en août 1870 et une statue de Germania, puis quelques décennies plus tard, des monuments en l’honneur de l’empereur Guillaume Ier et de Bismarck. Les appels aux dons, relève-t-il, ne rencontrent presque aucun écho dans le public et le financement repose entièrement sur quelques industriels et sur les municipalités. Le prestige et l’émulation sont les facteurs déterminants. Bärbel Holtz relate d’autre part la longue histoire du cycle de peintures commandé à Anton von Werner pour commémorer la guerre de 1870 dans la grande salle du nouvel hôtel de ville de Sarrebruck: une entreprise contrôlée de près, depuis Berlin, par le ministère de la Culture de Prusse (Kultusministerium), qui veille à ce que la vérité historique soit convenablement idéalisée.

Le dialogue entre Berlin et la province est plus conflictuel à propos d’une curieuse affaire de faux archéologique, narrée par Alexander Hilpert: des inscriptions latines »inventées« (au double sens de ce terme) à Nennig, aux confins du Luxembourg, par un demi-savant faussaire, Heinrich Schaeffer, et validées par les sociétés savantes locales. La supercherie est vite démasquée par Mommsen et d’autres experts de la capitale, mais les certitudes et susceptibilités sarroises ne désarmeront pas avant plusieurs années.

Le dernier exposé (Joachim Conrad) montre à quels débats délicats et prolongés a donné lieu la décision du roi Frédéric Guillaume III (en sa qualité de summus episcopus), d’unifier le rituel du culte protestant dans ses États. Il fallait pour cela surmonter les spécificités des luthériens (majoritaires en Sarre) et surtout celles des réformés, pointilleux et méfiants: la bonne volonté mutuelle permit d’arriver au compromis qui entra en vigueur en 1835.

Voilà donc un ensemble de contributions particulièrement riche et varié, par des auteurs manifestement passionnés et enracinés; critiques envers certaines traditions de l’historiographie borussophile, mais toujours équitables, clairs et pondérés. Ils réussissent à démontrer que la Sarre existe finalement, et donnent envie de poursuivre l’enquête sur les pistes de recherche qu’ils ouvrent. L’ouvrage est par ailleurs assez bien illustré, on regrettera tout au plus l’absence d’une carte qui aurait pu être utile au lecteur profane.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Michel Kerautret, Rezension von/compte rendu de: Gabriele B. Clemens, Eva Kell (Hg.), Preußen an der Saar. Eine konfliktreiche Beziehung (1815–1914), Saarbrücken (Kommission für Saarländische Landesgeschichte) 2018, 295 S. (Veröffentlichungen der Kommission für Saarländische Landesgeschichte, 50), ISBN 978-3-939150-11-4, EUR 19,80., in: Francia-Recensio 2019/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66365