Si, ces dernières années, Leibniz a beaucoup retenu l’attention, ce qui s’est traduit tant par la poursuite de l’édition de sa correspondance, la publication de textes consacrés à certains pans de son œuvre – qu’il s’agisse, par exemple, de ses textes consacrés à l’histoire ou à la diplomatie – ou de recueils ou de monographies étudiant telle ou telle facette de son activité polyvalente, la pensée juridique de cet auteur, Stephan Meder le constate avec raison, est un peu demeurée dans l’ombre. C’est en particulier chez les juristes que Meder note un manque d’intérêt pour le polygraphe des Lumières, ce qu’il explique par plusieurs facteurs: outre le caractère interdisciplinaire de Leibniz et les liens qu’il n’a cessé de tisser entre le droit et de la philosophie, Meder voit l’une des raisons de ce manque d’intérêt dans la difficulté d’accéder aux textes originaux, que ce soit parce que tous n’ont pas été édités ou parce que maints d’entre eux sont rédigés en latin, une langue que seule une minorité maîtrise aujourd’hui.

Enfin, le rôle de médiateur de la pensée leibnizienne qu’a assumé Christian Wolff a peut-être conduit à ce que la pensée de Leibniz ait été faussée. Pour toutes ces raisons, il est légitime, selon Meder, de parler d’un »Leibniz inconnu«, et l’objet de l’étude qu’il vient de publier est justement de proposer une analyse synthétique de la pensée juridique de Leibniz qui rende compte de ces aspects laissés dans l’ombre à ce jour et, par là, de montrer quel intérêt il peut jouer pour les juristes contemporains.

L’ouvrage se divise en trois grandes sections: »Leibniz en tant que juriste et philosophe du droit«, »Le lien entre la métaphysique et le droit chez Leibniz: l’exemple de l’équité« et, enfin, »la réception de la philosophie du droit au XIXe et au tournant du XXe siècle«.

En un premier temps, Meder se penche sur le lien entre le droit et la philosophie, ainsi que sur le désir de simplification animant un Leibniz désireux de ramener la jurisprudence à ses principes, c’est-à-dire à ses »éléments«. Ce terme qui renvoie tant à la pensée mathématique qu’au système euclidien dont il aimerait égaler la rigueur afin d’aboutir à une codification du droit et donc à la rationalisation de ce dernier. Le poste qu’on lui propose d’abord à Mayence lui donne l’occasion de se lancer dans cette entreprise de codification systématique, car on lui confie la tâche de systématiser la principale source du droit existant à l’époque. Il s’attellera donc à ce corpus appelé juris reconcinnatum qui, en un premier temps, ne s’en prend pas radicalement au droit romain. Il poursuit ce travail à Hanovre mais en modifie la perspective: il ne s’agit plus désormais simplement de systématiser le Corpus juris civilis, la compilation juridique due à l’Empereur justinien, mais de lui substituer un code nouveau se fondant sur des concepts juridiques élémentaires (chap. 2).

Soucieux de mettre en lumière les éléments formels et matériels de la théorie juridique de Leibniz, Meder montre que l’un des axes ouvrant à une telle systématisation du droit est l’élaboration d’une triple conception du droit naturel: droit strict ius strictum, aequitas et pietas. Cette conception tripartite ne signifie pas, comme on le suppose souvent, que l’équité serait placée au-dessus du droit strict, dans la mesure où c’est bien plutôt le droit strict qui lui paraît le plus important. L’équité, cependant, dans de rares cas, permet de corriger le droit strict, voire de l’adapter à l’évolution et aux changements sociaux. C’est à cet horizon que la volonté de Leibniz de subordonner le droit à des principes exacts prend tout son sens, dans la mesure où ces derniers sont censés pouvoir mesurer à la même aune des cas litigieux à venir (chap. 3)

La quête d’un fondement du droit par Leibniz invite ensuite Meder à s’interroger sur la place qu’occupe celui-ci dans l’histoire du droit de même qu’à chercher à définir sa position, dans le domaine du droit privé, entre une conception formelle visant à assurer la liberté et une conception matérielle, et donc entre le droit naturel tel que le conçoit Hobbes et celle de la Pandektistik, cette école juridique typique de l’Allemagne du XIXe siècle et dont Friedrich Carl von Savigny a été l’éminent représentant. Par son analyse, Meder remet en cause la thèse que le droit privé actuel serait revenu au fondement matériel des thèses jusnaturalistes, en montrant que Leibniz, bien que partisan lui-même du droit formel, s’est justement élevé contre le caractère purement formel des thèses du droit naturel hobbésien. Et si Leibniz mérite l’attention des juristes, c’est justement parce que sa conception du droit, originale pour son époque, invite à éviter tout manichéisme dans les questions juridiques (chap. 4).

Dans le cinquième chapitre, Meder procède de même concernant la thèse, soutenue généralement, que Leibniz serait l’un des pères spirituels des thèses sur l’ordre étatique moderne, en démontrant l’originalité de l’auteur pour qui la société fonctionne sur la base d’un fédéralisme fonctionnel et territorial, mais qui ne s’en avère pas moins être le représentant d’une pensée globale dépassant les frontières nationales européennes ainsi que les conceptions dominantes de son époque. Par là, il présente un grand intérêt pour les penseurs contemporains contraints, pour comprendre le monde de dépasser le »modèle ›hiérarchique‹ de l’État unifié et centraliste« (p. 138).

Que Leibniz n’ait pas seulement fait preuve d’originalité concernant les grandes questions théoriques du droit, mais qu’il se soit intéressé à des problèmes juridiques pratiques qui préoccupaient son temps, Meder le montre ensuite en s’intéressant aux positions formulées par Leibniz en réaction aux impressions illégales qui étaient monnaie courante alors. Même s’il n’a pas été jusqu’à formuler une théorie propre de la propriété intellectuelle, et qu’il est resté même tributaire de son époque en continuant à défendre la politique des privilèges, il n’en a pas moins ouvert des perspectives originales en plaidant pour une coopération intense entre scientifiques, mettant ces derniers à même de lutter contre le pouvoir des éditeurs, une idée que notre époque, marquée par un recul progressif de l’État, devrait approfondir aux yeux de Meder (chap. 6).

Dans la seconde section de l’ouvrage, Meder se concentre sur les rapports que développe Leibniz à sa maturité entre le droit et la métaphysique, ainsi que sur la hiérarchie qu’il établit entre ces deux domaines à partir du constat qu’il manque parfois »un lien physique entre le droit strict et l’équité« et de la nécessité, par conséquent, de résoudre les conflits susceptibles de naître entre les deux (même si fondamentalement, Leibniz s’efforce à mettre en lumière la convergence entre jus strictum et aequitas). De plus, tant l’invocation du droit strict que le recours à l’équité sont susceptibles d’aller à l’encontre de cet idéal de la justice que Leibniz voit dans la convergence entre ce qui est utile à chacun et ce qui l’est à tous. Afin de garantir la validité de la justice, Leibniz, renvoyant à la pietas, la fait reposer sur la sagesse et l’amour divins, qui donnent un fondement tant au droit strict qu’à l’équité.

La pensée juridique de Leibniz a donc une portée théologique évidente, qui se manifeste, comme l’expose clairement et de façon très convaincante Meder, dans la signification que prennent certains des termes de sa pensée selon le contexte dans lequel ils sont employés: cela vaut pour l’idée d’harmonie ou de beauté, mais surtout pour celle d’équité qui varie selon qu’elle est utilisée dans un contexte eschatologique ou herméneutique.

Et ce n’est pas le moindre mérite de l’ouvrage de Meder que d’avoir exposé l’herméneutique juridique de Leibniz (chap. 8) et d’avoir mis en relation sa pensée juridique et la question, ô combien complexe, de la monadologie (chap. 9). En effet, les monades, en tant que monde autonome, posent le problème de l’action intersubjective, d’une part, et de la manière dont Dieu agit dans le monde, de l’autre. Dieu, selon Leibniz, n’intervient pas directement, mais l’homme, créé à son image, est en mesure de découvrir les vérités du droit naturel et celles éternelles de la justice qu’il a disposées en lui.

Et Meder de définir avec précision le double caractère de la monade, dont le caractère actif participe d’une volonté dynamique d’établir une justice meilleure et dont le caractère passif explique que l’on puisse recevoir de l’extérieur des impulsions nouvelles et tirer, par conséquent, dans le domaine du droit, des conclusions nouvelles à partir de cas inédits. À ce titre, il est important que Dieu confère à certains hommes la faculté de découvrir mieux que les autres ces vérités. Par là, l’équité peut être ancrée mieux dans le réel, s’avérant la médiatrice entre l’ici-bas et l’au-delà, et jouer le rôle de correctif du droit formel. Et la justice sous sa forme la plus haute, c’est-à-dire celle qui établit le lien entre ce qui est utile à chacun et ce qui est utile à tous, peut être réalisée, rendant plus forte l’harmonie au sein du monde (chap. 10).

Dans les deux derniers chapitres, constituant la troisième partie de l’ouvrage, Meder se penche sur la réception de Leibniz au XIXe siècle chez Friedrich Carl v. Savigny et Gustav Hugo, d’une part, et chez Otto v. Gierke et Rudolf v. Jhering de l’autre. La critique, caractéristique des thèses juridiques dans l'Allemagne du XIXe siècle, du droit formel et l’intérêt porté à l’aspect matériel du droit alla de pair avec une redécouverte de la pensée de Leibniz, dont la présence dans le discours juridique de cette époque est indéniable.

C’est un semblable intérêt des juristes pour Leibniz que souhaite Meder pour notre époque, et il est certain que son ouvrage est susceptible d’y contribuer. »Der unbekannte Leibniz« représente en effet, une synthèse tout à fait convaincante de la théorie juridique de cet auteur, synthèse qui en expose tous les tenants et les aboutissants et qui montre rigoureusement et précisément la cohérence de sa pensée. La lecture du texte de Meder n’est, certes, pas facile, mais la complexité tient au sujet, et non à la manière dont il est traité. En effet, on ne peut que louer la clarté de l’argumentation ainsi la profondeur des analyses auxquelles se livre Meder et. Et si son étude s’adresse fondamentalement aux spécialistes de l’histoire du droit, il sera aussi d’un grand profit à tous ceux qui sont prêts, au prix d’une lecture assidue, à découvrir un »Leibniz inconnu« et, ainsi, une page souvent négligée de l’histoire des Lumières.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Christophe Losfeld, Rezension von/compte rendu de: Stephan Meder, Der unbekannte Leibniz. Die Entdeckung von Recht und Politik durch Philosophie, Wien, Köln, Weimar (Böhlau) 2018, 386 S., ISBN 978-3-412-50063-4, EUR 55,00., in: Francia-Recensio 2019/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66385