Cette thèse soutenue à Berne en 2016 est parue dès l’année suivante et le lecteur peut rapidement comprendre pourquoi: l’amplitude du sujet, l’importance de la documentation (helvétique et romaine, archivistique et imprimée) mise en œuvre et la maîtrise du propos sont remarquables. Au centre du livre: les Vielseligen, bienheureux en puissance vénérés en Suisse mais reconnus partiellement, et avec des fortunes diverses, par la curie romaine. Ils sont toutefois replacés dans le vivier plus large de la sainteté et de son culte dans la Suisse catholique de l’époque moderne, si bien que l’ouvrage propose sur l’articulation entre piétés locales, configurations régionales et supranationales, et centre romain de la catholicité, une réflexion qui contribue à une meilleure connaissance des dynamiques réticulaires et spatiales du catholicisme moderne.
Bien que quelques figures de saintes et saints en puissance, anciens ou récents – en premier lieu l’ermite Nicolas de Flüe, mais aussi Pierre Canisius, Idda de Toggenbourg et quelques autres – constituent le fil directeur de l’ouvrage, le plan refuse de juxtaposer des monographies consacrées à leur culte et aux tribulations de leur cause plaidée à Rome. Il prend, au contraire, au sérieux le jeu d’échelles que l’ouvrage veut mettre en avant: la première partie part de Rome et de la nouvelle politique de la sainteté mise en place de Sixte Quint au décret de 1634, en passant par les diffusions promues par Rome (celle des martyrs des catacombes par exemple), pour aboutir au paysage foisonnant des sanctuaires helvétiques et aux nombreuses manières d’y combiner saints généraux et figures de sainteté locales.
La seconde partie entre dans ces sanctuaires et sur les chemins qui y mènent pour étudier l’interaction entre les usages de la grâce par les fidèles et l’offre que proposent, en particulier, deux ordres phares de la nouvelle catholicité, les jésuites et les capucins. Faisant retour vers Rome, la dernière partie se concentre sur les procédures de béatification et de canonisation, sur les différents cercles qui interagissent (ou se contrecarrent) pour établir un truchement efficace entre les dévotions locales et Rome afin d’obtenir leur reconnaissance, dans les formalités de plus en plus rigides des instances romaines. Une figure comme Nicolas de Flüe (alias Bruder Klaus) revient donc à de nombreuses reprises mais le plan est suffisamment maîtrisé pour éviter l’émiettement.
Le tournant centralisateur et formalisateur de la curie fait tomber certains cultes dans une sorte de trappe dont ils peinent à s’extraire. La béatification de Nicolas de Flüe qui, aux dires du cardinal-neveu d’alors, est quasiment acquise en 1588, n’est effective qu’en 1669, sa canonisation au milieu du XXe siècle; d’autres doivent attendre encore plus, voire connaître l’échec. Alors que la Suisse catholique dispose de nombreux relais dans la Ville éternelle (le rôle des officiers des gardes suisses est, dans ce domaine comme dans celui de la diffusion des reliques romaines, souligné à juste titre), la nécessité nouvelle de prouver la biographie et les miracles des candidats à la sainteté et de trouver des témoins experts s’allie à la propension de la curie à ne pas décider pour faire perdurer, ou s’étioler, des dévotions populaires, dans une sorte de darwinisme du culte. Cet entre-deux est ambigu: c’est lui qui fait naître ce terme de Vielseligen dans les années 1580 pour certains personnages parfois appelés saints quelques décennies plus tôt; mais c’est également lui qui fonde les arguments des promoteurs d’une personne sainte – une contradiction touchant tous ces Vielseligen et qui consiste en ce que »leur vénération ›publique‹ n’est pas permise, mais dans le même temps forme une condition nécessaire à leur canonisation« (p. 193).
Cette contradiction est en partie résolue, au XVIIIe siècle, par une définition plus fine du culte »public« et privé, mais surtout par le développement de procédures et de décisions portant non sur la reconnaissance par Rome de la sainteté, mais sur celle du culte, admis ou non en exception aux règles de 1634. La nouvelle rigidité romaine donne aux variétés des cultes locaux un espace aux contours inédits au sein même de ses réglementations – en attendant que la sainteté s’impose, ou s’étiole, sur le marché des grâces.
Parce qu’il embrasse large, l’ouvrage déçoit parfois un peu, par exemple en renonçant à une analyse sociale plus poussée des dévots, des témoins, des promoteurs de la sainteté (les quelques allusions à la place des femmes sont trop brèves et les études sur les élites catholiques, par exemple à Lucerne, auraient pu être davantage sollicitées), mais aussi en négligeant pour l’essentiel une historiographie en français qui aurait été très profitable ici (un seul article cité de Dominique Julia, rien d’Alphonse Dupront, de Georges Provost, oubli du livre de Marina Caffiero sur la fabrique d’un saint). Surtout, la chronologie est trop négligée, en particulier les étapes de la lutte et des compromis interconfessionnels, ainsi que la spécificité du XVIIIe siècle. Mais c’est aussi parce qu’il embrasse large et replace les Vielseligen dans le paysage et l’économie des grâces de la Suisse moderne (un catalogue cartographique des sanctuaires en annexe rappelle heureusement les grandes entreprises d’Ernst Alfred Stückelberg et de Hansjakob Achermann) que l’ouvrage intéresse et convainc; on ne saurait donc, in fine, lui reprocher son ambition.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Christophe Duhamelle, Rezension von/compte rendu de: Daniel Sidler, Heiligkeit aushandeln. Katholische Reform und lokale Glaubenspraxis in der Eidgenossenschaft (1560–1790), Frankfurt a. M. (Campus Verlag) 2017, 593 S., 14 Abb. (Campus Historische Studien, 75), ISBN 978-3-593-50820-7, EUR 58,00., in: Francia-Recensio 2019/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66393