C’est le portrait d’un noble anglais du XVIIe siècle, Thomas Howard, comte d’Arundel et de Surrey (1585–1646), qui a été choisi pour illustrer la couverture de cette publication sur l’histoire coloniale française du XVIIIe siècle. Bien que ce choix semble déplacé en première vue, ce tableau d’Anthony van Dyck annonce déjà la thèse principale: la »colonisation« de l’époque moderne fut bien plus un rêve qu’une réalité.
Sur ce portrait, le comte anglais pointe son doigt sur un petit bout de terre sur le globe placé à côté de lui: l’île de Madagascar. Arundel envisagea un temps la colonisation de l’île à l’est de l’Afrique, mais, après de nombreux efforts déployés – parmi eux, la commande de ce portrait datant de l’année 1638/16391 –, il rejeta finalement le projet. Van Dyck y représente les idées et les moyens mis en œuvre par le comte pour coloniser l’Afrique: son admiration de l’Antiquité, son honneur curial et les symboles de ses offices. Ce tableau révèle le rêve colonial d’Arundel; un projet imaginé avec les moyens et les idées de l’Ancien Monde, mais jamais réalisé. Il s’agit là d’un choix de couverture judicieux puisque les tentatives françaises de colonisation de Madagascar au XVIIIe siècle, dans l’ouvrage de Damien Tricoire, n’ont pas non plus abouti.
Ce livre sur les colonisations et assimilations françaises à Madagascar se concentre sur la période qui suit la guerre de Sept Ans allant de 1763 à 1817 (chap. 3–7) et sur l’analyse de la production du savoir sur l’île au siècle des Lumières (chap. 8‑11). Parce que les sources utilisées par Tricoire proviennent de l’administration centrale française (correspondances, mémoires, dossiers personnels), les résultats de son enquête s’intègrent également dans l’histoire du savoir et sur l’administration coloniale de la France.
Son étude de la rencontre franco-malgache au XVIIIe siècle conteste le fait que l’époque des Lumières puisse être considérée comme le début du colonialisme moderne: la colonisation de Madagascar par la France au XIXe siècle n’a pas eu de précédent à l’époque moderne, puisque chaque tentative datant d’avant 1817 échoua – parfois de manière catastrophique.
Tricoire voue une grande partie de sa recherche à cet échec colonial: malgré les multiples efforts déployés aux XVIIe et XVIIIe siècles pour imposer la puissance européenne sur Madagascar, les Français ne réussirent pas à s’imposer au-delà de la parcelle de terrain qui entoure le Fort Dauphin au Sud-Est de l’île. Ils échouèrent à instaurer une concurrence durable à la légitimité politique des régimes locaux ainsi qu’aux structures de pouvoir sur place. C’est seulement par des alliances, des liaisons et des mariages que les colonisateurs français trouvèrent des occasions de s’y intégrer, avec un succès aussi limité dans le temps que dans l’espace. En dépit de leurs efforts, ils échouèrent devant la résistance malgache ou les conditions climatiques.
En tenant compte de ce résultat, Tricoire remplace l’histoire coloniale franco‑malgache par l’histoire des rencontres franco-malgaches. Il en ressort un contraste entre les imaginaires coloniaux (»koloniale Fantasien«) de Versailles et l’échec impérial (»imperiales Scheitern«) dans l’Océan Indien: malgré la multiplication des expériences négatives, le projet de colonisation de Madagascar n’a jamais été abandonné; les prétentions et le rêve d’une colonie se poursuivirent au mépris de lourdes pertes financières et humaines.
Tricoire explique ainsi la persistance du rêve colonial dans le discours de la fin des Lumières (»spätaufklärerischer Madagaskardiskurs«): après 1763, les acteurs coloniaux rapportèrent de l’île et de leurs missions des images faussées qui marquèrent durablement la vision politique du ministère de la Marine. Ces visions, certes fondées sur une communication peu réaliste (»imaginäres Wissen«), ont néanmoins donné une direction à la politique française pour Madagascar. Le discours sur l’île, décrit par Tricoire, se matérialisa en une politique coloniale rigide et constitua une référence en soi (»selbstreferenziell«). En effet, ce discours se développa au sein des structures d’un réseau de patronage, où les propagandistes de ce savoir fantasmé poursuivirent des objectifs qui dépassèrent l’empirisme d’un savoir connecté à la réalité. Du point de vue de l’histoire des Lumières, l’auteur fait la distinction entre le début du colonialisme et l’époque des Lumières; et du point de vue de l’histoire intellectuelle, il pose la question du poids de l’expérience pendant les Lumières.
Les échecs successifs de la colonisation de Madagascar et l’origine de ce rêve colonial reposèrent ainsi sur le savoir fantasmé qui circula au sein du ministère de la Marine – on rêva et on décida à partir de données faussées. D’une part, l’auteur montre l’insuffisance de compréhension de l’administration (»Verwaltungswissen«) concernant l’île de Madagascar. D’autre part, il fait ressortir que la production de savoir sur un territoire n’a pas suffi pour l’expansion coloniale à l’époque moderne.
Si l’étude de Damien Tricoire sur la colonisation fantasmée de Madagascar et l’imaginaire colonial français est riche en éclairages sur l’histoire coloniale, intellectuelle et sur le siècle des Lumières en France, l’auteur fait par ailleurs explicitement le lien entre ces éclairages nouveaux et l’état préalable de la recherche. La lecture est également rendue plus agréable par des illustrations et photographies qui émaillent son analyse et sa narration. Tous les mémorandums provenant des Archives nationales d’outre‑mer se trouvent énumérés à la fin de cet ouvrage que nous recommandons fortement.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jonas Bechtold, Rezension von/compte rendu de: Damien Tricoire, Der koloniale Traum. Imperiales Wissen und die französisch-madagassischen Begegnungen im Zeitalter der Aufklärung, Köln, Weimar, Wien (Böhlau) 2018, 432 S., 23 Abb. (Externa. Geschichte der Außenbeziehungen in neuen Perspektiven, 13), ISBN 978-3-412-51131-9, EUR 65,00., in: Francia-Recensio 2019/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66395