Les petites phrases de la grande histoire relèvent moins de la documentation que de la poétique mémorielle – ainsi en va-t-il de la sentence que Goethe, dans sa »Campagne in Frankreich«, rédigée dans les années 1820–1822, dit avoir prononcée au soir la canonnade de Valmy et qui a été gravée au pied du monument élevé à la gloire de Kellermann en 1892 pour le centenaire de la bataille: »De ce lieu et en ce jour date une nouvelle époque dans l’histoire du monde.« Sans succomber à l’illusion positiviste, on accordera une toute autre valeur aux témoignages immédiats des contemporains ayant vécu les événements. Il est en l’occurrence une source de premier ordre que Goethe a lui-même utilisée et qui est constituée par le Journal de Johann Conrad Wagner (1737–1802), chambellan du duc de Saxe-Weimar et chargé de gérer la caisse de guerre (Feldkasse) durant les opérations des années 1792–1794.

La source en question est constituée de deux manuscrits, l’original et une copie, conservés au Goethe- und Schiller-Archiv à Weimar et qui ont fait l’objet d’une thèse de doctorat de la part d’Edith Zehm, par ailleurs coéditrice scientifique de la »Münchner Ausgabe« des œuvres de Goethe, de ses »Tagebücher« ainsi que du »Goethe-Jahrbuch«. L’éminente philologue vient à présent combler un desiderata en donnant une édition critique du »Journal« de J. C. Wagner.

L’accès à un tel document relève de la Quellenerschließung dont le présent ouvrage est un modèle du genre. Préfacé dans un style très littéraire par le germaniste Jochen Goltz, président de la Goethe-Gesellschaft et directeur de la collection, qui ne manque pas de faire référence à Goethe mais aussi à Brecht et à Tolstoï, il donne lieu tout d’abord à un travail de contextualisation de la part de l’historien et essayiste Gustav Seibt qui, dans son introduction intitulée »Die Weltlage: Wie Europa 1792 in den Krieg geriet« (p. 11–23), insiste sur le fait que le conflit qui allait opposer durant près d’un quart de siècle la France de la Révolution et de l’Empire à l’Europe monarchique n’avait rien d’inéluctable et qu’y voir le résultat d’un conflit idéologique revenait à inverser l’effet et la cause – l’auteur faisant sienne la thèse de l’historien britannique T. C. W. Blanning exposée dans »The Origins of the French Revolutionary Wars« (New York 1986): »Es war zunächst kein ideologischer Gegensatz, der den Krieg hervortrieb, vielmehr war es eher umgekehrt: Erst der Krieg führte zur Ideologisierung des Konflikts zwischen Frankreich und Europa« (p. 12).

On change ensuite d’échelle avec la présentation très fouillée par Edith Zehm de J. C. Wagner qui est en quelque sorte, si l’on peut se permettre ce clin d’œil goethéen, le Famulus de l’histoire (»Der Augenzeuge: Ein Leben im Dienst des Herzogs«, p. 25–55). Puisant dans des sources à la fois archivistiques (principalement le Landesarchiv Thüringen – Hauptstaatsarchiv Weimar) et livresques (en particulier la correspondance politique – en français comme il était d’usage – entre le duc de Saxe-Weimar et le roi de Prusse Frédéric-Guillaume II), l’éditrice scientifique retrace avec minutie les activités d’un serviteur de l’ombre ayant en charge le »nerf de la guerre«, ce qui donne à voir le fonctionnement d’une partie non négligeable des rouages du pouvoir au sein d’un petit état allemand dans les toutes dernières années du Saint-Empire.

Quant à la source proprement dite, elle est éclairée en annexe par un appareil critique très élaboré, comprenant la description du manuscrit, l’exposition des principes d’édition, un tableau chronologique, un glossaire des termes militaires – la plupart français –-, un récapitulatif précis des monnaies en usage et de leur valeurs respectives – forcément au fait de la chose de par ses attributions, le témoin en mentionne une quinzaine –, la liste des sigles et abréviations ainsi que, bien évidemment, les indispensables registres de noms et de lieux.

L’ouvrage est en outre enrichi d’une abondante iconographie constituée, outre des portraits d’époque des principaux protagonistes de la campagne militaire, de quelques scènes entrées dans l’Histoire, telles que l’exécution de Louis XVI et les épisodes de retraite des coalisés, ainsi que de documents plus austères – plans de batailles, coupures de journaux ou bien encore livres de comptes. Aurait pu y figurer également une reproduction du monument à Kellermann qui constitue un bel exemple de lieu de mémoire, en l’occurrence franco-allemand, et aurait pu, à ce titre, faire l’objet d’un commentaire de la part de Gustav Seibt, auteur de l’article sur la porte de Brandebourg dans les »Deutsche Erinnerungsorte« publiés sous la direction d’Étienne François et de Hagen Schulze1. Enfin, cerise sur le gâteau en matière de matériau pédagogique, les étapes mentionnées dans le Journal de Wagner figurent sur une carte géographique pliante et insérée sous la quatrième de couverture (»Etappen nach Wagners Tagebuch«).

Que nous apprend ce document? Si les fonctions purement administratives de son auteur, que l’on qualifierait aujourd’hui de gestionnaire, lui ont épargné le contact direct avec le feu des batailles – ainsi la fameuse canonnade de Valmy n’est-elle mentionnée qu’en arrière-plan –, son témoignage vient nous rappeler que les misères de la guerre ne sévissent pas moins avant et après les batailles : se nourrir, marcher dans le froid et dans la boue, enterrer – ou pas – les cadavres d’hommes et de chevaux – tout cela prend des proportions apocalyptiques en raison des masses humaines qu’un tel conflit met en branle tout en libérant les instinct primitifs: »Die Menschen waren hart worden, der gröste Theil dachte nur an Raub, und jeder auf seine eigne Erhaltung« (p. 188). Dureté qui finit par rendre le témoin insensible à la compassion :

»Ein Beweiß, wie weit es in Unglück mit den Menschen kömt, waß man nicht ändern kann, nehme ich hier an mir ab. Nicht ganz liese sich hier mein Gefühl betäuben, ich sahe jeden dieser, nach sehr vielen überstandnen Leiden nun nicht mehr Unglücklichen, zwar mit Gefühl an, aber ich wurde so dick öhrig, und Gefühlsloß dabey, ich sage es zu meiner Schande, daß mir es endlich gleich viel war, ob ich einen Todten Menschen oder ein Todt Pferd sahe. Gott! das Gefühl hierbey, und dieser Greuel, – ist gar nicht zu beschreiben. Und so war der ganze Weg von Verdun biß Longvy, mit Menschen und Vieh besäet!!!« (p. 187).

L’intérêt de ce texte tient aussi au fait qu’il donne à entendre une voix: écrit dans un allemand cultivé où affleure le dialecte de Thuringe, il est également lardé de termes français – nécessairement traduits en bas de page –, compétence linguistique qui faillit être fatale à l’auteur car, fait un moment prisonnier, il fut pris pour un émigré et aurait pu finir à la lanterne (p. 161).

Rendu accessible par un travail philologique et historique des plus remarquables, ce témoignage qui dormait dans les archives constitue désormais une source de premier ordre parce qu’essentiellement concrète sur une des grandes époques de rupture qui ont marqué le continent européen.

1 Étienne François, Hagen Schulze (dir.), Deutsche Erinnerungsorte, 3 vol., Munich 2008.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

René-Marc Pille, Rezension von/compte rendu de: Johann Conrad Wagner, »Meine Erfahrungen in dem gegenwärtigen Kriege«. Tagebuch des Feldzugs mit Herzog Carl August von Weimar. Herausgegeben von Edith Zehm. Mit einer Einführung von Gustav Seibt, Göttingen (Wallstein) 2018, 552 S., 71, z. T. farb. Abb., 1 Kt. (Schriften der Goethe-Gesellschaft, 78), ISBN 978-3-8353-3356-7, EUR 59,00., in: Francia-Recensio 2019/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66396