Même s’il n’est pas un historien de profession, Johannes Willms a plus d’une fois démontré qu’il connaissait très bien la France et son histoire. Il a notamment consacré plusieurs volumes substantiels à la période napoléonienne1. Sa monumentale biographie de Napoléon, parue en 2005, avait été remarquée pour son ampleur, mais aussi pour certains points de vue tranchés: il prenait volontiers le contre-pied de l’historiographie allemande de l’après-guerre, remettant assez vivement en cause le bilan nuancé qu’elle dressait de l’action napoléonienne, pour l’Allemagne notamment.
Le petit livre que voici ne revient pas sur cette ligne, bien au contraire. Le format limité de la collection où il paraît, analogue à celui des »Que sais-je?« en France, conduit plutôt l’auteur à durcir le trait. C’était évidemment une gageure de traiter pareil sujet en 128 pages. Raison de plus pour prendre de la hauteur et choisir une approche aussi objective et »scientifique«, que possible, conformément au programme annoncé par le beau nom »Wissen«. Précisons cependant qu’il ne s’agit pas ici d’une biographie de Napoléon2: on y trouve très peu de faits personnels, le mariage avec Joséphine n’est mentionné que par raccroc, le roi de Rome n’est même pas cité. L’ouvrage traite uniquement de l’action historique de Napoléon, à l’intérieur de la France comme sur la scène internationale, et porte jugement sur elle.
Il le fait malheureusement de façon lapidaire, partiale et souvent contestable. On découvre à regret un livre d’humeur, non la synthèse équilibrée que l’on pouvait attendre dans une telle collection. Même si on peut donner raison à l’auteur sur certains points, le style qu’il a choisi discrédite en partie le contenu. Pour décrire l’action de Napoléon, il use constamment de termes péjoratifs, inhabituels dans le registre scientifique: »ruchlos« (infâme, p. 12), »Korruptionsgeruch« (odeur de corruption, p. 23), »schnöde« (indigne, p. 35, 107), »mit [den Polen bzw. mit den Verbündeten] umsprang« (traiter sans égards, p. 92, 108), »ruppig agiert« (agir de manière rude, p. 107), etc. D’autres expressions détonent dans un livre d’histoire, telles que »Prokurist« (mandataire) et »Geschäftsgrundlage« (base commerciale; p. 22); ou la métaphore longuement filée de »la sauce« pour qualifier la rédaction des constitutions (p. 93), ou encore celle des meubles et papiers peints (p. 105). Fallait-il absolument écrire que la Bavière, lorsqu’elle renonce au Tyrol du Sud en 1810 en échange de Bayreuth et Ratisbonne, doit »abouler« le Tyrol (»herausrücken«).
Si ces options de style n’étaient qu’un parti d’écriture journalistique, une volonté de faire jeune et de secouer la poussière académique, on pourrait l’admettre. Mais comment ne pas s’agacer de l’insinuation permanente et de la suspicion péremptoire que traduit le recours à des mots comme »bemänteln« (dissimuler, p. 33), »jonglieren« (jongler) et »Täuschung« (superchérie) p. 39), »Mogelpackung« (emballage trompeur, p. 59), »Vorwand« (prétexte, p. 62, 64, 98, 99), »der blanke Hohn« (dérision, p. 83), »Paravent« (p. 100), »verbergen« (cacher, p. 100), »abgefeimt« (rusé, p. 100)? En usant de telles expressions, l’auteur ne soumet pas à son lectorat les pièces d’un dossier, il prononce un réquisitoire. Pourquoi pas, Victor Hugo a bien écrit »Napoléon le Petit« à propos du neveu: mais il n’a pas prétendu fournir, ce faisant, un manuel universitaire!
Le récit de Willms n’est certes pas entièrement fallacieux, il connaît bien le sujet. Mais il est tendancieux, adoptant souvent les points de vue de la propagande anglaise de l’époque ou du nationalisme allemand du XIXe siècle, sans laisser place à d’autres interprétations. Que Napoléon n’ait pas su clairement où il voulait aller, qu’il n’ait pas eu de programme ni de limites, cela est incontestable. Il est vrai qu’il n’a compris lui-même qu’à Sainte-Hélène tout ce qu’il avait voulu faire! Qu’il ait gouverné en dictateur, comment le nier? Sauf à l’expliquer tout de même par les circonstances, si l’on veut faire œuvre d’historien, et à rappeler que le coup d’État du 18 brumaire an VIII n’a pas été initié par lui, qu’il a été presque unanimement acclamé, y compris par Mme de Staël3.
Napoléon serait mauvais dès qu’il apparaît sur la scène de l’Histoire, à 20 ans, dans sa petite patrie corse (p. 12): trois années de sa carrière auxquelles Willms consacre une place que l’on pourra juger un peu excessive, tant dans le corps du récit (six pages sur 115) que dans la chronologie (10%). Puis il ne cesse d’agir par ambition. En 1797, il tire par un calcul intéressé les ficelles du coup d’État du 18 fructidor depuis l’Italie (p. 27–29, trois pages entières pour cet événement auquel il n'a pris qu'une part subalterne). Et ainsi de suite. Si son action n’a pas été finalement plus négative, c’est qu’elle n’a pas duré longtemps (p. 76); et si d’aventure elle produit quelques effets heureux, ce ne sont que des »effets collatéraux« involontaires (p. 77).
Napoléon a certes pris quelques décisions calamiteuses, comme celle de l’intervention en Espagne – à l’instigation de Talleyrand, ainsi que Willms l’expliquait dans un livre précédent4. Mais qu’il n’ait eu constamment en vue que son intérêt au sens le plus étroit et le plus cynique, tandis que tout son discours n’aurait été qu’hypocrisie, c’est plus discutable. Comment peut-on assurer que le Premier consul ne voulait pas de paix durable avec l’Angleterre en 1802 (p. 48)? Aurait-il entrepris l’expédition de Saint-Domingue et conçu un vaste projet caraïbe s’il avait programmé d’avance la reprise de la guerre? L’auteur commet ici l’erreur trop commune de récrire l’histoire à partir de ce qui est advenu.
Lorsque Napoléon recompose le Saint Empire en 1802, il pense peut-être se créer des obligés parmi les princes allemands. Il précipite en tout cas la modernisation de l’Allemagne, et nombre d’historiens nationalistes français le lui ont reproché du point de vue de l’intérêt français. Lorsqu’il propose ou impose son code civil à ses alliés, il le fait dans un souci de rationalité, non par l’effet d’un calcul machiavélique. Il est contradictoire et complexe, comme tout homme, et s’il est justifié de faire ressortir ses erreurs, il est exagéré (donc insignifiant, pour paraphraser Talleyrand) de le peindre tout noir. Le comble est atteint, de ce point de vue, lorsque l’auteur impute carrément à Napoléon la responsabilité directe du fascisme et du nazisme (p. 77–78).
À vouloir trop prouver, on ne prouve pas grand-chose. Un peu plus de rigueur aurait d’ailleurs permis à l’auteur d’éviter certaines erreurs factuelles. Charles Bonaparte n’a jamais été comte (p. 10). Parme ne relevait pas de l’Autriche avant 1796 (p. 19). Les impôts indirects n’ont été rétablis qu’en 1804 (p. 42). Le mot »idéologues« n’avait rien de péjoratif à l’époque (p. 42). La Grande Armée ne part pas de Normandie en 1805 (p. 70). Les Provinces illyriennes n’ont pas été créées par le traité de Presbourg en 1805, mais par celui de Vienne en 1809 (p. 74). Le traité de la Confédération du Rhin ne prévoit nulle part l’entretien de 200 000 soldats français par les Allemands (p. 75)5. Il n’y avait pas 96 000 soldats polonais en Russie en 1812, mais 70 000 (p. 93). Le grand-duché de Berg n’a jamais été réuni au royaume de Westphalie (p. 99). Les alliés ne formaient pas les deux tiers mais la moitié des effectifs de la Grande Armée en Russie (p. 110). Le blocus continental a été décrété le 21 novembre 1806, non le 21 octobre (p. 122). Ce ne sont là certes que des erreurs de détail, mais elles paraissent aller presque toutes dans le même sens: aggraver l’accusation.
On relève encore des omissions troublantes: l’assassinat de Paul Ier est pudiquement passé sous silence (p. 47), tout comme le fait que Cadoudal arrive d’Angleterre (p. 64). Et plusieurs contradictions étonnantes: le Directoire serait victorieux partout à la fin de 1799 (p. 36), mais la situation extérieure est critique à la même date (p. 44); Bonaparte supprime le suffrage universel (p. 37), mais auparavant, seuls les riches avaient le droit de vote (p. 27, 39); l’exécutif a seul l’initiative des lois (p. 38), mais le Sénat peut écarter les propositions de loi du Tribunat si elles ne sont pas constitutionnelles (p. 39); le Hanovre est neutre (p. 67), mais il appartient à la couronne d’Angleterre (p. 69); Parme est annexée en 1802 (p. 63), en 1808 (p. 109). Beaucoup d’opinions de l’auteur sur divers points particuliers mériteraient enfin, pour le moins, d’être discutées ou nuancées.
Bref, ce petit livre ne peut guère se recommander pour aborder sereinement l’étude du chapitre de l’histoire qu’il traite. Il pourra fournir en revanche des aliments vivement formulés à la passion d’un lecteur de parti pris. Il relève en somme de l’essai subjectif, voire du pamphlet, plutôt que du manuel attendu. L’auteur s’avoue résolument révisionniste par rapport aux acquis de la recherche historique des dernières décennies, et c’est son droit (p. 78). Mais il ne démontre rien, se contente de multiplier les appréciations désobligeantes, les erreurs et les omissions, les jugements contestables. Et si d’autres historiens ne voient pas l’histoire comme lui, c’est qu’ils continuent d’être les dupes de la propagande du »Mémorial de Sainte-Hélène« (p. 121). Il n’est pas facile d’instaurer un dialogue dans ces conditions.
On le regrette d’autant plus que Johannes Willms est un de ceux qui connaissent la période de la façon la plus intime. Si intimement qu’il aura fini par y entrer à la façon d’un acteur de l’époque, et par en épouser les passions – au risque d’oublier le regard froid nécessaire à l’historien!
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Michel Kerautret, Rezension von/compte rendu de: Johannes Willms, Napoleon, München (C. H. Beck) 2019, 129 S., 2 s/w Kt. (C. H. Beck Wissen, 2893), ISBN 978-3-406-73479-3, EUR 9,95., in: Francia-Recensio 2019/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66398