Tiré d’une thèse d’histoire défendue en 2013 à l’université d’Augsbourg, le livre de Matthias Bauer revient sur la coopération internationale entre les trois principaux partis sociaux-démocrates d’Europe occidentale (la SFIO française, le SPD allemand et le Labour britannique) pendant la période de l’entre-deux-guerres. Dans cette optique, l'étude de Bauer articule deux problématiques complémentaires mais pas totalement coextensives:

La première, la plus générale, interroge la tension qui existe pour les trois partis étudiés entre leur intégration progressive dans les systèmes politiques nationaux respectifs (en devenant des partis de gouvernement qui participent activement à la »modernisation de la politique extérieure«) et leur revendication à faire partie du mouvement ouvrier international, qui transcende les frontières nationales et structure leur coopération internationale.

Et c’est sur ce deuxième champ, plus réduit, que porte ensuite la deuxième problématique: Bauer souhaite de »réviser dans ses grandes parties« le jugement essentiellement négatif porté jusqu’ici par l’historiographie traditionnelle (Rolf Steininger, Eberhard Kopp ou Werner Kowalski) sur l’action de l’Internationale ouvrière socialiste.

Pour répondre aux deux problématiques ainsi croisées, Bauer adopte une approche qu’il définit comme »transnationale«. Celle-ci qui consiste à élargir la focale de la recherche au-delà de la seule structure institutionnelle des différentes Internationales, pour prendre en compte également les relations de coopération bilatérale entre les trois partis, ainsi que les relations privées entre certaines personnalités politiques de premier plan un groupe spécifique dans l’élite des trois partis que Bauer résume, pour l'essentiel, au trio Rudolf Breitscheid - Ramsay MacDonald - Léon Blum et leurs respectifs. Au-delà et en-deçà du niveau étatique, l’approche »transnationale« essaye d’identifier les forums et les réseaux qui alimentent un échange régulier entre les trois partis: »Dans la mesure où l’État national comme unité d’analyse est augmenté d’une perspective transnationale, on peut espérer dépasser la vision tubulaire nationale et parvenir à une contextualisation plus générale« (p. 25).

Dès lors, Bauer propose une démarche en trois parties: deux parties chronologiques qui s’articulent autour de l’année 1923 (date de fondation de l’Internationale ouvrière socialiste) et une troisième partie d’analyse structurelle identifiant les instances pertinentes de la coopération transnationale entre les partis.

Étant donné qu’il est impossible de s’intéresser aux relations entre les trois principaux partis socialistes dans l’entre-deux-guerres sans évoquer la rupture de l’idéal internationaliste que marqua le début du premier conflit mondial et l’adhésion des partis socialistes aux différentes formes d’embrigadement national (union sacrée, Burgfrieden), la première partie remonte jusqu’en 1889 à la création de la Deuxième Internationale et retrace en détail les débats en son sein à la veille de la Première Guerre mondiale. Mais comme l’explique l’auteur lui-même, tout ceci n’est que »préhistoire«, et son étude commence véritablement avec l’immédiat après-guerre, notamment, la conférence de Berne en février 1919, où les trois partis essaient de renouer les liens. S’appuyant à la fois sur l’historiographie existante et sur des sources primaires anglaises, allemandes et françaises, Bauer retrace avec minutie les débats qui se structurent dans la tension entre reconstruction et recherche de coupables, et met en évidence le rôle prépondérant joué par le Labour dans ce dialogue triangulaire.

Mais le cœur du livre est constitué par la longue deuxième partie, qui se penche sur la contribution des trois partis socialistes aux grandes crises et aux principaux traités après 1923, à savoir l’occupation de la Ruhr, les accords de Locarno et les débats autour des questions de »sécurité collective«, c'est-à-dire essentiellement du réarmement allemand. Une dernière sous-partie s’intéresse enfin à la »décomposition de l’ère d’entente« à partir de 1930 et offre, dans un ultime »épilogue« quelques perspectives sur l’héritage de cette coopération après 1945.

Grâce à un travail d’archive précis et impressionnant par son ampleur, Bauer réussit à reconstruire de manière subtile et détaillée les dialogues et contacts transnationaux qu’entretiennent les trois partis dans cette deuxième moitié des années 1920. Il montre avec nuance, la manière dont le SPD et la SFIO interviennent pour favoriser le dialogue franco-allemand pendant l’occupation de la Ruhr, ainsi que les réseaux qui se mobilisent pour le rapprochement européen aboutissant aux accords de Locarno.

Mais a bout du compte, il n’est pas évident que le livre remplisse totalement sa revendication de réviser en profondeur notre connaissance du travail de l’Internationale ouvrière socialiste. Ainsi, Bauer essaie de souligner l’importante contribution des réseaux socialistes aux accords de Locarno, mais relève en même temps que les réseaux sur lesquels peuvent s’appuyer les principaux acteurs du futur traité ne sont pas exclusivement socialistes. La question de la transnationalisation des échanges franco-germano-britanniques met en jeu des réseaux bien plus vastes que ceux de l’Internationale ouvrière socialiste. Bauer montre donc que réduire les accords de Locarno à la rencontre entre Stresemann et Briand est un raccourci grossier, mais nullement fautif.

Et dans le même ordre d’idées, Bauer affirme qu’il est simplificateur de dire que l’Internationale a simplement repris les schémas de la politique libérale de Woodrow Wilson. Mais il peine à montrer en quoi il y aurait eu une politique étrangère spécifiquement socialiste. Sa démonstration, qui vise à montrer que le trio socialiste se transforme de partis d’opposition en partis de gouvernement responsables et réalistes, tendrait à expliquer plus qu’à infirmer l’idée d’une reprise de l’idéal libéral wilsonien.

En refermant cet ouvrage souvent passionnant, il n’est pas évident qu'il remette fondamentalement en cause l’appréciation classique du travail de l’Internationale: cette dernière continue d’apparaître comme un acteur faible qui ne survivra pas aux turbulences des années 1930, car, comme Bauer le relève lui-même, dès l’instant où les interlocuteurs dans les ministères et les gouvernements disparurent, »l’Internationale, quasiment impuissante, dût voir disparaître« la configuration diplomatique qu’elle avait aidé à construire.«

Dans le même ordre d'idées, concernant la question de la »double loyauté« (envers l’État et envers le parti, c’est-à-dire envers l’Internationale) que les meneurs socialistes auraient développée dans l’entre-deux-guerres, l’analyse de l’auteur semble montrer qu’en cas de contradiction entre les deux, ce fut généralement la loyauté nationale qui l’emporta. C’est du moins ce que suggère l’exemple du socialiste britannique Ramsay MacDonald, qui de médiateur transnational essentiel, notamment dans l’immédiat après-guerre, se transforme en Premier ministre anglais plutôt conformiste à la fin des années 1920.

Pour autant, l’intérêt d’une telle lecture est évident pour tout chercheur s’intéressant à la configuration politique et à l’histoire diplomatique de l’entre-deux-guerres. On ne peut qu’admirer la minutie du travail de Matthias Bauer et, dans un contexte scientifique où l’histoire comparée et transnationale a le vent en poupe mais manque encore d’études empiriques solidement appuyées sur des archives, son livre offre une multitude de faits et d’analyses qui en font un solide ouvrage de référence.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Christian E. Roques, Rezension von/compte rendu de: Matthias Bauer, Die transnationale Zusammenarbeit sozialistischer Parteien in der Zwischenkriegszeit. Eine Analyse der außenpolitischen Kooperations- und Vernetzungsprozesse am Beispiel von SPD, SFIO und Labour Party, Düsseldorf (Droste) 2018, 458 S. (Beiträge zur Geschichte des Parlamentarismus und der politischen Parteien, 176. Parlamente in Europa, 6), ISBN 978-3-7700-5339-1, EUR 49,80., in: Francia-Recensio 2019/3, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66571