En 1994 paraissait un ouvrage, dirigé par Marcel van der Linden, dont le titre posait une question simple: »The End of Labour History?« Un quart de siècle plus tard, dix de ses collègues publient un livre en son honneur, qui suggère une réponse tout aussi simple: »The Life Work of a Labor Historian«. Non, l’histoire du travail n’est pas obsolète, et Marcel van der Linden fut un actif ouvrier de sa perpétuation, sachant remettre l’ouvrage sur le métier et, surtout, transformer le métier. Professeur d’histoire des mouvements sociaux à l’université d’Amsterdam depuis deux décennies et directeur de recherche de l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam (Internationaal Instituut voor Sociale Geschiedenis, IISG), il a pris sa retraite pour son soixante-sixième anniversaire et c’est à cette occasion que ses collègues lui ont offert ce livre, sacrifiant à une tradition professionnelle qui transcende les frontières, rendant somme toute ainsi un singulier hommage à ses travaux pour une histoire mondiale du travail.
Né en 1952 dans une petite ville à une vingtaine de kilomètres au sud de Hambourg, s’engageant dès l’âge de 16 ans en rupture avec les idées d’une famille germano-hollandaise, le jeune homme est parti à l’université d’Utrecht pour des études de mathématiques, de physique et d’astronomie. Mais sa pratique militante intense a vite contribué à le faire s’orienter vers la sociologie où il fut un des fondateurs d’un syndicat spécifique, le Socialist Sociologist Union, en liens étroits avec la section hollandaise de la Quatrième Internationale dont le leader, l’économiste belge Ernest Mendel, devint son mentor. C’est dans ce cadre qu’il rencontra, pendant un meeting à Utrecht, celle qui devint sa compagne, Alice Mul. Une expérience de journaliste militant, conjuguée à la poursuite de ses études et, quelques années, l’enseignement comme professeur d’économie, ont été d’autant plus formateurs que l’époque et cette branche du mouvement communiste pouvaient contribuer à faire éclore une personnalité originale. Ce n’est qu’en 1980 qu’il s’éloigna du mouvement trotskyste, sans nier l’apport de cet engagement à sa réflexion critique et, plus largement, à ses démarches intellectuelles.
Conseiller éditorial en 1983 de la revue de l’Institut international d’histoire sociale, l’International Review of Social History (IRSH), il soutint sa thèse (qu’il obtint bien sûr avec les félicitations du jury) en 1989. Le contexte, épistémologique et politique, se prêtait alors aux interrogations et Marcel van der Linden se lança sans hésiter, comme chercheur et comme éditeur, dans les questions qui l’ont conduit à renouveler l’histoire du travail mais aussi l’interprétation marxiste du régime soviétique. Depuis ces années-là, rares sont les historiens du travail qui n’ont pas eu le plaisir renouvelé de croiser ce sympathique personnage, à l’humour toujours fort à-propos, sans arrêt sur la brèche. Prenant connaissance des travaux sur l’histoire du travail conduits dans les différents pays, mais surtout dans ceux dans lesquels l’histoire du travail avait été peu étudiée, il a arpenté le monde, de Bruxelles à Linz ou Paris, de Nanjing à Dakar ou New Delhi.
Comme il est de coutume, les auteurs de l’ouvrage sont tous des proches de Marcel van der Linden, avec lequel ils ont travaillé, et rien de surprenant à ce que six d’entre eux enseignent dans des universités hollandaises ou mènent leurs recherches au sein de l’Institut international d’histoire sociale, et que les autres auteurs soient des chercheurs d’Allemagne ou des Etats-Unis dont les démarches et les champs correspondent aux questionnements de cette histoire mondiale du travail dont Marcel van der Linden fut un des promoteurs.
Après une introduction où le récit de la vie d’un historien du travail est singulièrement intriquée avec ce qui fait le travail de l’historien, son action éditoriale (avec trois pages sur l’IRSH) comme les renouvellements de paradigmes, puis un panorama de l’histoire du travail lors des quatre dernières décennies, celles justement de l’activité du chercheur auquel il est rendu ici hommage, les auteurs ont tenu dans leurs contributions à mêler approches historiographiques et travaux de premières mains, soulignant ainsi les potentialités de l’histoire des subalternes, mais aussi de l’histoire des femmes (notamment à travers les effets des représentations des identités sexuées) et de l’histoire culturelle.
Un texte montre ainsi comment Marcel van der Linden peut lire Marx aujourd’hui, adaptant notamment sa conception du travail salarié à la situation du XXIe siècle en incluant des pratiques perçues jusque-là comme marginales, et encore fallait-il déjà qu’elle fussent envisagées. Les premières analyses du travail en système capitalisme, du début du XIXe siècle, sont revues pour comprendre quel usage peut en être fait de nos jours. La question des ateliers domestiques est revue, en une mise à distance de l’européocentrisme (voire de l’anglocentrisme) qui en avait influencé les approches antérieures, l’histoire du capitalisme est envisagée sur un temps long.
La question du travail servile est développée, à partir de l’atypique cas brésilien et de celui du Mizoram, une région montagneuse du Nord-Est de l’Inde soumise à l’action des Anglais et des Irlandais, mais y a-t-il des cas qui en ce domaine sont véritablement typiques? Parmi les marges du monde du travail, la prostitution (»la plus vieille non-profession« titre l’auteur de la contribution) est abordée. Un texte rappelle que si le jeu d’échelle est indispensable, l’exercice majeur de la monographie n’en demande pas moins de singulières compétences, la connaissance du milieu étudié et la pratique des langues locales.
La nécessité d’une histoire comparative dans le domaine des organisations syndicales n’a pas été pour Marcel van der Linden une découverte du siècle nouveau. Les lecteurs francophones avaient ainsi eu l’occasion de lire avec intérêt la mise en perspective internationale (en prenant en compte non seulement les spécificités nationales, mais celles des régions au sein des différents pays) du syndicalisme révolutionnaire d’avant la Grande Guerre qu’il a écrite avec Wayne Torpe dans un numéro de 1992 du Mouvement social1. Si la question de la dimension mondiale de l’activité économique n’est pas nouvelle, et Fernand Braudel demeure toujours une référence, si des comparaisons internationales de pratiques professionnelles et sociales ont pu être effectuées dès les années 19802, si au XXIe siècle l’historien Yves Cohen a pu écrire un livre majeur d’histoire politique et sociale accordant toute sa place au travail en étudiant les États-Unis d’Amérique, la France, l’Union soviétique et l’Allemagne3, le grand intérêt du tournant épistémologique dont Marcel van der Linden a été un des principaux artisans est qu’il se soit étendu à l’ensemble du monde, ne délaissant aucune des marges du monde du travail. Intégrant les leçons d’Eric Hobsbawm et d’Edward P. Thompson, dépassant la naturalisation de l’État-nation, inévitable dès qu’il est choisi comme unité analytique de base, il a permis de renouveler l’histoire des mouvements sociaux, des solidarités ouvrières, des rapports de production, y compris pour des périodes très récentes. L’on sait que, caractéristique professionnelle qui se joue des particularismes nationaux, les chercheurs ne cessent de travailler quand bien même sonne l’heure de la retraite, et l’on attend avec impatience les prochaines publications du jeune retraité.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Christian Chevandier, Rezension von/compte rendu de: Ulbe Bosma, Karin Hofmeester (ed.), The Life Work of a Labor Historian. Essays in Honor of Marcel van der Linden, Leiden, Boston (Brill Academic Publishers) 2018, XII–247 p., 12 fig. (Studies in Global Social History, 35), ISBN 978-90-04-38658-7, EUR 110,00., in: Francia-Recensio 2019/3, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66577