»On peut donner de l’Histoire la même définition que Pascal donne de l’univers: son centre est partout et sa circonférence nulle part.«
Écrit dans un style clair et concis, l’ouvrage rassemble des interventions faites dans des séminaires universitaires, des revues spécialisées, des entretiens accordés à la presse écrite ou à la radio, tous »retranscrits avec le souci de garder la spontanéité et la liberté de cette oralité«, précise l’auteur dans l’avant-propos. Il permet, il est vrai, d’appréhender des problèmes complexes et de frapper le lecteur ou la lectrice par des formules qui vont droit à l’essentiel. Le volume offre ainsi un précipité, au sens chimique du terme, des principales thèses de l’auteur, solidement argumentées dans des publications antérieures, notamment »Le Nazisme et l’Antiquité«1, »La loi du sang. Penser et agir en nazi«2 et »La révolution culturelle nazie«.3
Ces thèses, quelles sont-elles? En premier lieu, la mise en exergue, pour comprendre le nazisme, d’une vision du monde, ou Weltanschauung, située aux antipodes de l’humanisme universaliste et égalitariste issu des Lumières. Sur le socle d’un darwinisme social prônant la suprématie de la »race germanique«, le nazisme procède à une transmutation des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. À celles-ci, il substitue le principe fondamental d’une »hiérarchie« des »races« soumise au déterminisme irrémédiable, implacable, de l’hérédité.
Désormais, l’idéal goethéen du Vrai, du Beau, du Bon, se définit exclusivement par la supériorité qu’est censé incarner l’homme germanique en pleine »santé raciale«, capable des plus grandes performances (leistungsfähig) physiques, intellectuelles et artistiques. Or garantir dans la longue durée l’épanouissement de la »communauté raciale du peuple« allemand (Volksgemeinschaft) signifie mener une lutte impitoyable pour conquérir l’»espace vital« nécessaire et assurer son maintien durant mille ans. L’expansionnisme du »nouvel ordre européen« se légitime par la promesse d’implanter durablement les plus hautes valeurs culturelles de l’humanité. À court terme, l’»ordre nouveau« fait œuvre de salubrité publique, proclame-t-on, puisqu’il élimine certaines populations et les pathologies dont celles-ci sont prétendument atteintes.
D’une manière générale, affirme Chapoutot, les nouvelles normes du nazisme – esthétiques, philosophiques, éthiques, juridiques, politiques, économiques et sociales – constituent une véritable »révolution culturelle«.
Pour les mettre en œuvre, trois »ordres« ont joué un rôle décisif dans ce système totalitaire: l’ordre des Médecins, l’ordre des Juristes et l’ordre »noir« (des SS). Les médecins d’abord, parce qu’ils ont défini et appliqué les critères de ce qui doit être considéré comme sain et curable. À l’inverse, les individus qu’ils déclarent atteints de maladies mentales ou physiques héréditaires, incurables et/ou indignes de vivre (lebensunwertes Leben), doivent être stérilisés, voire exterminés. Il en est de même pour les populations indésirables ou nuisibles.
Les juristes, eux aussi, prétendent être »les médecins du corps allemand«, selon la formule de Werner Best qui, à l’instigation d’Heinrich Himmler, a développé un système législatif permettant l’internement préventif (Schutzhaft) et la déportation de millions de communistes, juifs, démocrates, pacifistes, communistes, homosexuels et tziganes, d’abord en Allemagne, puis dans toute l’Europe occupée. Les SS enfin, qu’ils soient médecins, juristes, membres de différentes unités de la SS ou de la police, tous sont convaincus de la nécessité de rééduquer une partie de la population (»Arbeit macht frei«) et d’améliorer la race germanique, notamment en la »nordisant« (aufnorden). Mais la priorité est d’épurer, de purifier, autrement dit de rendre judenrein, le »grand espace« qui va de l’Allemagne à l’Oural. Tous s’engagent à servir une biopolitique ambitieuse: régénérer, améliorer le »matériau humain« (Menschenmaterial).
Sur le plan épistémologique, la démarche de Johann Chapoutot s’avère féconde. Soucieux de contextualiser ses propres travaux, il souligne la »temporalité du chercheur, l’historicité de la recherche« et retrace son propre parcours. Comme ce qui l’intéresse particulièrement, ce sont »les représentations du temps, la manière de vivre le temps et de l’habiter […] [il a] décidé [de faire] une thèse sur la manière dont, en plein XXe siècle, un régime écrit ou récrit l’histoire de l’humanité. Plus précisément, [il s’est] consacré à l’Antiquité gréco-romaine […] [et a] essayé de reconstituer d’une manière globale, avec une pluralité de sources, la vision nazie de l’Histoire, à l’exemple de l’Antiquité gréco-romaine«.
L’auteur expose aussi pourquoi il place les deux notions de »valeur« et de »norme«, au premier plan de ses réflexions sur la vision nazie de l’Histoire. Son raisonnement part du constat suivant: d’une part, »le caractère oxymorique de la confrontation entre «nazisme» et »valeurs«, et d’autre part (le fait que) les crimes nazis revêtent une telle extension et une telle intensité qu’ils semblent totalement exorbitants à toute norme. Et c’est pour cela que l’on parle de folie, de barbarie, d’orgie, de possession, de tornade, de cyclone. »Confronté à l’horreur des massacres, l’historien est frappé de stupeur, comme à Oradour-sur-Glane, »ce lieu, véritable Pompéi du XXe siècle. Ce lieu où, en deux heures, quelques dizaines d’hommes du régiment »Der Führer« de la division Das Reich ont assassiné 642 personnes dont 207 enfants.« Dans un deuxième temps, cependant, il doit surmonter cet état de sidération. Se référant à Marc Bloch, qui notait dans son »Apologie pour l’Histoire«: »Notre métier, c’est de comprendre et non pas de juger«, Chapoutot souligne que »l’Histoire (étant) une science humaine […] nous avons affaire à des êtres humains, comme vous et moi, qui évoluent dans un univers de sens, de valeurs et de normes déduites de ces valeurs.«
Se proposant de »reconstituer d’une manière globale, avec une pluralité de sources, la vision nazie de l’Histoire«, l’auteur est conduit à adopter une approche transdisciplinaire entretissant politique et philosophie, biologie et géopolitique, droit et médecine, économie et histoire des idées, basée sur un vaste corpus: »cent mille pages de sources […]. Plus une cinquantaine de films – films documentaires, films de fiction.« Cette démarche rend parfaitement compte, précisément, de la stratégie qui inspire la conquête de l’Europe centrale et orientale.
Dans le chapitre intitulé »Le nazisme et l’Occident«, l’auteur rappelle ainsi qu’à partir des années 1880, le darwinisme social a servi à légitimer les empires coloniaux français, britannique et belge. Et c’est dans cette tradition que se situe la planification du »grand espace« (Großraum) à coloniser, conçue sous l’égide de l’Office central de la race et de la colonisation ainsi que du Commissariat du Reich pour le renforcement de la race germanique. Chapoutot souligne, à ce propos, que le terme »Lebensraum«est la germanisationlittérale du grec biotopos. Or»lorsque les biologistes ou les naturalistes parlent du Lebensraum de la crevette ou de la pâquerette, ils parlent de leur biotope. Par un phénomène de translation des sciences naturelles vers les sciences de l’homme, très classique au XIXe siècle, la géographie, l’économie, l’Histoire, donc les sciences de l’homme, se sont appropriés les concepts des sciences naturelles pour penser la réalité et le destin de l’humanité. […] Hitler disait d’ailleurs que »le nazisme, c’est de la biologie appliquée«.
La conquête de l’Est européen, de la Pologne à la Crimée, en passant par les Pays baltes, la Biélorussie, l’Ukraine, et la Russie, est marquée du sceau de cette idéologie. Les habitants sont considérés comme des sous-hommes, sales et incultes, comparables à des rats (comme on le voit à l’écran, dans le film tristement célèbre de Fritz Hippler,»Der ewige Jude«), et soumis à l’influence dégénérative du »judéo-bolchévisme«. La planification des opérations à mener dans ces pays est confiée à une équipe pluridisciplinaire, dirigée par Konrad Meyer-Hetling, professeur de géographie agraire à l’université de Berlin, membre du NSDAP depuis 1932 et de la SS depuis 1933.
En 1939, Meyer-Hetling est chargé par Heinrich Himmler de rédiger un mémorandum sur la germanisation de l’Europe de l’Est (jusqu’à l’Oural). Son équipe compte, dans ses rangs, le géographe Walter Christaller, le paysagiste Heinrich Wiepking-Jürgensmann, ainsi que plusieurs juristes, économistes, anthropologues, raciologues, urbanistes et linguistes. Intitulé »Generalplan Ost«, ce schéma d’aménagement de l’Est à germaniser prévoit la construction de villes nouvelles et de tout un réseau d’infrastructures (routes, autoroutes et réseau ferré) permettant de relier Moscou à Berlin. La planification inclut également la création d’un nouveau droit foncier et d’un nouveau droit social, destinés à favoriser l’implantation de colons de »sang allemand«. Mais le Generalplan Ost programme, en parallèle, un grand nettoyage ethnique de ces territoires. Mis en œuvre dès le 22 juin 1941, il organise des déplacements massifs de populations, des millions de déportations, l’extermination de populations juives ainsi que d’une grande partie des »asiates« et des Slaves, dont seule la minorité la plus »performante« doit servir de main d’œuvre.
Autant »penser« que »réaliser« ce projet titanesque visant à instaurer un »nouvel ordre européen«, implique la participation de millions d’acteurs issus de divers secteurs de la société, professant diverses opinions philosophiques ou religieuses, et des militaires des différentes armes et de différentes nationalités. Les victimes aussi sont de professions, religions ou nationalités différentes. Pour donner un sens à ce kaléidoscope, Johann Chapoutot met l’accent sur une vision de l’Histoire issue du darwinisme social. Son analyse privilégie une démarche transdisciplinaire, parce qu’elle permet, à partir d’un gigantesque corpus textuel et cinématographique, de mieux »comprendre« pourquoi et comment autant d’acteurs ont pu rejoindre les rangs des convaincus, des enthousiastes, voire des fanatiques, et commettre autant de crimes, sur une telle échelle, et face à tant d’indifférence.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Liliane Crips, Rezension von/compte rendu de: Johann Chapoutot, Comprendre le nazisme, Paris (Tallandier) 2018, 426 p., ISBN 979-10-210-3042-8, EUR 21,90., in: Francia-Recensio 2019/3, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66579