Partant des conditions de mise en place de l’une des dernières commissions d’historiens bilatérales en date – à savoir la commission germano-italienne en 2008 – et du constat de la nature à la fois ambigüe et excessive des attentes formulées à son encontre, cet ouvrage collectif dirigé par deux historiens du temps présent (l’Allemand Christoph Cornelißen et l’Italien Paolo Pezzino) place au cœur de la réflexion la figure de l’historien confronté à une demande d’expertise croissante dans le contexte de l’après guerre froide. Il examine les usages pratiques (voire politiques) des savoirs académiques historiques et leurs effets sur les standards de production de ces savoirs assurant la légitimité professionnelle et sociale des historiens.
Composé d’une vingtaine d’articles, l’ouvrage se divise en trois grandes parties. Après une introduction de cadrage (traduite en italien en fin d’ouvrage), la première est consacrée aux modes de fonctionnement et missions des commissions d’historiens nationales et internationales. La seconde examine le rapport des historiens à la jurisprudence et le problème de la recherche de la vérité dans un contexte »d’érosion remarquable des frontières entre sciences historiques et sciences juridiques« (p. 8). La troisième interroge les liens complexes entretenus par cet »instrument particulier d’intervention des historiens«1 que sont les commissions avec les cultures mémorielles. Le tout s’achève sur un commentaire inscrivant la commission germano-italienne dans ce vaste panorama.
L’ouvrage s’ouvre sur une série de retours réflexifs d’historiens (Wolfgang Schieder, Mariano Gabriele, Raoul Pupo, Christoph Cornelißen, Hans-Jürgen Bömelburg et Thomas Strobel, Martin Schulze Wessel) sur leur expérience de membres de commissions bi- ou trilatérales. Le tour d’horizon est vaste et l’examen des conditions de production du savoir et d’autonomie systématique, qu’il s’agisse du travail des historiens au sein des commissions bilatérales ou de la recherche sur contrat pour des institutions ou des entreprises.
La multiplication des études de cas de commissions bilatérales (germano-italienne, italo-slovène et croate, germano-tchèque et slovaque, germano-polonaise, germano-ukrainienne) met au jour leur très grande diversité au regard de leur ancienneté, de leur pérennité et de leur degré d’institutionnalisation, tout comme de leur genèse et statuts, du choix de leur membres, de leurs modes de financement, voire du contexte politique dans lequel elles sont appelées à opérer et restituer leurs conclusions, mais surtout de leurs missions (des plus factuelles: combler les lacunes dans la connaissance historique, profiter de l’ouverture de certaines archives, aux plus politiques: agir sur des mémoires antagonistes, proposer de nouvelles lectures du passé compatibles avec celles des pays voisins, désamorcer de possibles instrumentalisations voire rédiger des recommandations pour les manuels scolaires).
On peut regretter ici, que les questions des défis de la communication des savoirs historiques mais surtout celles des effets retour sur les pratiques professionnelles, ne soient véritablement traitées que dans les deux textes sur lesquels se clôt la première partie (Eckart Conze, Tim Schanetzky) portant sur la recherche sous contrat pour des institutions et entreprises.
La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à l’enjeu que constitue la recherche de la vérité. En effet, dans le contexte de l’après-guerre froide, loin de pouvoir »se prémunir contre la sollicitation du politique« »en refroidissant leur objet«2 comme aux origines de la profession, les historiens sont de plus en plus souvent chargés d’aider à établir la vérité non seulement au sein de diverses commissions, mais aussi devant le législateur et les tribunaux. L’analyse des différentes pratiques professionnelles (du juriste, juge, historien, politique) et de leurs objectifs (justice, vérité, paix voire réconciliation) met au jour d’insolubles conflits (Michele Battini) et ce malgré les indéniables similitudes entre les modes de travail du juge et de l’historien dans l’approche de la vérité, l’administration de la preuve et la formulation d’un jugement (Paolo Pezzino).
Tous les auteurs s’accordent pour appeler à beaucoup de circonspection sinon de modestie concernant la place et le poids du travail de l’historien dans ces dispositifs, rappelant que son influence est, entre autres choses, fortement dépendante de l’agenda politique et social du moment. Par ailleurs, tous insistent sur la nécessité de prendre en compte les relations complexes avec les autres médiateurs de l’histoire qui façonnent la mémoire collective avec lesquels l’historien du temps présent partage le »terrain du contemporain«3. Si ceux-ci ne partagent pas nécessairement l’ethos professionnel des historiens, leur contribution au débat et surtout à la mise en mémoire de certains épisodes historiques peut néanmoins s’avérer déterminante.
La troisième partie revient aux commissions d’historiens et examine leurs liens avec les cultures mémorielles. Dans le contexte d’accroissement exponentiel de leur nombre ces dernières décennies, les contributeurs s'interrogent plus fondamentalement sur le poids et le rôle politique contemporain de l’histoire du temps présent. Si le travail de l’historien au sein des commissions est par nature ambivalent, leur rôle politique et social ne peut être celui de soigner les blessures du passé. Y compris quand les commissions parviennent à déconstruire certains mythes, elles ne peuvent apaiser les mémoires seules (Filippo Focardi) et n’ont pas pour objet de dessiner un avenir possible, comme l’affirme Luca Baldissara.
Plus proche des actes de colloque que de la méta-analyse s’efforçant de tirer les leçons de plus d’un demi-siècle de pratiques au sein de diverses commissions, l’ouvrage rédigé par des historiens allemands et italiens de premier plan (exclusivement masculins), présente l’intérêt de dessiner un large panorama des défis que posent à leur métier la multiplication de cet instrument visant à l’usage pratique de leurs savoirs.
Cependant, cet exercice autoréflexif d’historiens sur leurs pratiques d’expertise, produit des questionnements et des angles d’approche étroitement circonscrits. Un élargissement disciplinaire, à l’anthropologie, pour une observation plus fine du fonctionnement et des pratiques à l’intérieur-même des commissions, notamment bilatérales, et à la sociologie (des sciences et de la professionnalisation) dans le prolongement des réflexions de Tim Schanetzky (sur les effets de la multiplication de la recherche historique contractuelle sur le passé des grandes entreprises sur la profession, les carrières et les domaines de l’histoire économique) aurait considérablement accru l’intérêt heuristique de ces nombreux cas d’étude juxtaposés. D’autant que, contrairement à ce que pourrait laisser croire son titre, l’ouvrage est très germano-centré (accessoirement italien) focalisé sur les crimes des régimes fascistes et des institutions qui ont porté ces derniers, faisant l’impasse d’une part sur le point de vue des partenaires est-européens, et d’autre part sur la comparaison avec d’autres expériences dans d’autres contextes, et liées à d’autres passés négatifs, tel que la colonisation par exemple.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Catherine Perron, Rezension von/compte rendu de: Christoph Cornelißen, Paolo Pezzino (Hrsg.), Historikerkommissionen und historische Konfliktbewältigung. Übersetzung der italienischen Beiträge von Gerhard Kuck, München (De Gruyter Oldenbourg) 2017, VIII–359 S., ISBN 978-3-11-053908-0, EUR 99,95., in: Francia-Recensio 2019/3, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66581