Le présent ouvrage est le résultat d’une thèse de doctorat soutenue à l’université de Constance. La recherche s’inscrit dans le cadre des réflexions actuelles menées sur les empires et leurs modes de fonctionnement. L’originalité ici consiste à comparer l’empire des Habsbourg et le Royaume-Uni, généralement considérés séparément, puisque la première ne figure pas dans la catégorie des États ayant entrepris une démarche coloniale, malgré les travaux récents sur le post-colonialisme qui ont permis de réviser cette acception. Par ailleurs l’autre différence notable entre les deux empires – mais que l’auteur omet de souligner – est que l’on a affaire en ce qui concerne l’Autriche-Hongrie, à un processus qui se déroule selon une continuité territoriale, un élément qui a priori la distingue des puissances coloniales. À cet égard l’Empire n’est pas une puissance transcontinentale comparable à la Grande-Bretagne car les territoires étudiés appartiennent à l’Empire ottoman dans sa partie européenne. Il est donc légitime de se poser la question de la distinction entre protectorat et colonie et de rappeler la thèse défendue à ce sujet par Alfred Kamenda (p. 6).

L’essentiel du questionnement repose sur la nature du protectorat: qui protège-t-on et pourquoi? Il s’inscrit dans une longue durée rappelant les pratiques des puissances sous la forme des capitulations qui pose à son tour la question du statut, de la citoyenneté des »protégés« sur le territoire ottoman et ensuite dans les territoires occupés. Le protectorat suppose la délégation de souveraineté et la gestion parfois floue des régimes de souveraineté sur le territoire. L’auteur à raison évoque à plusieurs reprises la dimension symbolique (circulation de la monnaie à l’effigie du Sultan, drapeau ottoman sur les mosquées) de la lutte pour la visibilité de la puissance souveraine, voire de l’image même du souverain (prières où l’on invoque le Sultan et pas François-Joseph). Le caractère fluide du protectorat est mentionné à juste titre, ce qui rend difficile la définition même de cette nouvelle catégorie du droit international que l’auteur s’attache avec beaucoup de précision, et de mérite, à cerner.

La dimension civilisatrice contribue certainement à rapprocher le protectorat de la colonie. La justification par le degré de civilisation encore faible d’un territoire et sa gestion par un empire »barbare« ou bien la protection de certains sujets (les chrétiens) soumis et menacés, permet aux Occidentaux de traiter l’Empire ottoman avec condescendance, alors qu’ils ne sont pas eux-mêmes des modèles de tolérance (p. 50). Le congrès de Berlin en 1878 semble accueillir l’Empire ottoman dans le concert des puissances, mais il y garde une position subalterne que les autres partenaires, à des degrés divers certes, ne sont pas disposés à modifier. Les intérêts des puissances à ce propos se mêlent à des préoccupations géopolitiques, commerciales et militaires dont l’importance se révèle rapidement. Le protectorat peut ainsi devenir une monnaie d’échange et rappelle à ce titre les anciennes pratiques de conquête et d’échanges de territoires. Si l’auteur débute sa réflexion avec le congrès de Vienne, on aurait pu souhaiter qu’il réfléchisse sur une durée vraiment longue, ce qui lui aurait permis, pour les relations entre l’empire des Habsbourg et les Ottomans, une profondeur plus éclairante.

Que faire d’un territoire sous protectorat? Son attribution conduit-elle nécessairement à son annexion, et dans ce cas, par qui? La comparaison entre la Bosnie-Herzégovine et les Îles ioniennes est très pertinente car deux cas de figure se présentent: dans le premier, c’est la puissance mandataire qui procède à l’annexion, dans le second, le territoire est annexé par l’État nation (la Grèce) qui se revendique du droit des peuples et de l’argument national. La »nationalisation« des groupes religieux caractérise le développement dans les Balkans et l’expropriation progressive de l’Empire ottoman avec le soutien des »protecteurs« des chrétiens. Bien que le terme ne soit pas employé, la Bosnie-Herzégovine est assimilée à ce que l’on appelle plus tard un protectorat, selon l’exemple de la Tunisie; on parle auparavant plus volontiers d’une »occupation en temps de paix«.

À cet égard la situation de la Bosnie-Herzégovine représente un précédent et un cas particulier dans le droit international (p. 78). Les débats du congrès de Berlin et ceux qui agitent les décideurs austro-hongrois sont parfaitement décrits, toutefois un examen plus approfondi des réticences des Hongrois aurait été utile car elles sont inscrites dans une plus longue durée dont le Premier ministre István Tisza se fait l’écho au moment de la crise de juillet 1914. L’hostilité à l’annexion et à toute politique d’expansion dans les Balkans chez les Hongrois a plusieurs raisons: crainte d’une poussée sud-slave; spectre du trialisme; crainte d’une intervention russe; et reflètent des préoccupations qui caractérisent de manière générale leur attitude depuis 1867 consistant à défendre le Compromis et par conséquent l’Autriche mais suivant leur propre intérêt national.

C’est bien dans cette optique que le comte Gyula Andrássy prétendait étendre la »protection« à tous les habitants de Bosnie-Herzégovine et non aux seuls chrétiens slaves (p. 176). Ici on aurait pu creuser davantage la différence hongroise et s’intéresser à des personnages comme Lajos Thallóczy qui a fait l’objet de récentes études (Robin Okey) et aussi prendre en compte les travaux des balkanistes hongrois. La référence abondante au livre de Noel Malcolm dessert un peu la rigueur par ailleurs exemplaire de ce travail.

Dans le cas de la Bosnie-Herzégovine, il est juste de se demander quel était le but du processus de civilisation si finalement l’annexion ne devait pas se réaliser. En effet la puissance qui subit le régime de protectorat garde sa prérogative de déclarer la guerre aux autorités du protectorat. Mais l’Autriche-Hongrie a tout intérêt à entretenir de bonnes relations avec l’Empire ottoman et lors de l’annexion de 1908, ce n’est pas de ce dernier que pourrait venir la menace. Or Vienne justifie son fait accompli précisément au nom de la mission civilisatrice dont les résultats sont pourtant contrastés, à en juger par la situation des paysans (p. 303) et l’impossibilité d’imposer la création d’une identité bosniaque transnationale (p. 301–302). La superposition des niveaux de souveraineté, et par conséquent de loyauté rend l’annexion inévitable afin de pallier la complexité de la situation d’un territoire multiconfessionnel et multinational qui est devenu un enjeu géopolitique. L’annexion semble préférable et plus rentable sur le plan économique et symbolique, bien que les bénéfices effectifs de l’opération soient contestables (p. 413).

C’est la Première Guerre mondiale qui fait brutalement évoluer la nature des protectorats en revenant tout d’abord à la pratique de l’annexion et de la (re)conquête de territoires. À son issue, la création de la Société des Nations (SDN) va changer ce régime en un système mandataire bien que certains protectorats antérieurs demeurent. La justification civilisatrice et de protection des habitants contre la »barbarie« reste toutefois à la base de ce type de règlements dont l’ONU hérite après 1945. L’ouverture vers le XXe siècle permet à l’auteur de discuter quelques cas intéressants et notamment le protectorat de Bohême-Moravie (p. 423–325) d’une façon convaincante.

On ne peut que recommander cette excellente étude aux historiens et historiennes, aux juristes et politistes car elle réussit à croiser ces différentes disciplines. Les comparaisons sont bien choisies et stimulantes; elles ouvrent en outre des portes à l’analyse plus approfondie de cas que l’on croit déjà bien (Bosnie-Herzégovine, Chypre) ou moins (Îles ioniennes) connus. L’appareil théorique et critique est parfaitement maîtrisé entre composante temporelle, études de cas, théorie des réseaux, changements structurels et d’habitus, intérêts et motivations individuels, et réflexion globale qui allie le post-colonialisme et une belle leçon de relations internationales.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Catherine Horel, Rezension von/compte rendu de: Wolfgang Manfred Egner, Protektion und Souveränität. Die Entwicklung imperialer Herrschaftsformen und Legitimationsfiguren im 19. Jahrhundert, Berlin (De Gruyter Oldenbourg) 2018, XII–467 S., 2 s/w Abb. (Studien zur Internationalen Geschichte, 43), ISBN 978-3-11-058389-2, EUR 54,95., in: Francia-Recensio 2019/3, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66583