Publication après publication Jens Hacke pose les jalons d’une œuvre cohérente en histoire des idées politiques au XXe siècle. Après un premier livre sur la conversion à l'ordre politique de la RFA des intellectuels »libéraux-conservateurs« (regroupés autour de Joachim Ritter à Münster)1 et une étude sur la »République fédérale comme idée« qui se présentait comme une réflexion sur »le besoin de légitimation théorique de tout ordre politique«2, Hacke se consacre depuis quelques années plus spécifiquement à la pensée libérale-démocratique de l’entre-deux-guerres. Un travail qui a abouti à deux publications parallèles: d’une part, la réédition des textes politiques de Moritz Julius Bonn, un des grands oubliés de l’histoire du libéralisme allemand au XXe siècle3 et, de l’autre, la présente monographie sur la »théorie politique du libéralisme dans l’entre-deux-guerres« (la version remaniée d’une habilitation défendue à l’université Humboldt de Berlin en 2016).

Si cet ouvrage est d’abord une étude historique minutieuse, le travail de Hacke fait aussi explicitement écho au contexte contemporain de crise politique de l’Europe, qui voit les protagonistes de l’»illibéralisme« gagner en force. De ce fait, l’introduction articule l’idée que l’ouvrage répond à une double actualité: d’une part, il s’inscrit dans une démarche d’approfondissement et de complexification de notre connaissance du libéralisme allemand d’entre-deux-guerres au moment où celui-ci vivait une crise existentielle, et de l’autre, il entend contribuer aux débats contemporains sur le roll back antidémocratique et nationaliste en Europe: »Certes, il faut se garder d’invoquer, au moindre symptôme de crise, un retour des configurations weimariennes ou de rappeler les scénarios catastrophe de l’entre-deux-guerres. […] Mais l’évidence avec laquelle on a longtemps postulé la stabilité, la rationalité et la possibilité d’universalisation de la démocratie libérale et de son ordre social et économique, cette évidence n’est plus« (p. 40–41). Cette nouvelle configuration problématique »rapproche de notre époque contemporaine les spadassins libéraux de jadis« (p. 41). Pour autant, on cherchera en vain une énumération des »leçons« à tirer de l’histoire: Hacke s’en remet à l’intelligence de ses lecteurs pour déterminer ce que l’exemple historique peut leur enseigner.

Au plan scientifique, Jens Hacke montre que l’étude du libéralisme sous la république de Weimar se voit confronté à une tradition triplement problématique: d’une part, les grandes études sur le libéralisme en Allemagne (comme celles de James Sheehan4 ou Dieter Langewiesche5) tendent à se focaliser sur l’histoire allemande avant la Première Guerre mondiale; d’autre part, quand elle est abordée, la période weimarienne se trouve traditionnellement inscrite dans la narration d’un Sonderweg allemand, d’un »chemin vers la catastrophe« qui serait celui de la »décomposition du libéralisme politique«, abandonnant ses propres principes normatifs, et de l’émergence d’un »extrémisme du centre« qui aurait ouvert la voie à la conversion du libéralisme au national-socialisme; enfin, les études consacrées au sujet réduisent généralement le libéralisme à sa manifestation partisane et se contentent, dès lors, d’étudier le destin de la Deutsche Demokratische Partei/Deutsche Staatspartei et de la Deutsche Volkspartei.

En réaction, Hacke défend une approche de la question qui consiste à la fois à élargir et à réduire la focale de la recherche. »Élargir« au sens où la définition du libéralisme qu’il envisage vise à aller au-delà de la seule question des partis libéraux. S’appuyant sur la conception du libéralisme comme »un réseau d’idées politiques, sociales et culturelles« introduite par Dieter Langewiesche6, Hacke propose une »définition plus large du libéralisme« qui prendrait en compte »les différents courants de pensée libéraux« et »intégrerait toute prise de position en faveur de la démocratie weimarienne au champ libéral«.

Une telle démarche aurait, selon Hacke, l’avantage »d’établir de nouvelles connexions dans le paysage discursif allemand qui nous aident à mieux saisir la dimension constructive du débat sur la démocratie. La réflexion libérale était plus générale, plus flexible et plus consciente des problèmes qu’on ne le savait jusqu’ici« (p. 14). Concrètement, cela aboutit à inclure dans la pensée »libérale« un auteur se réclamant ouvertement du socialisme comme Hermann Heller, mais pour lequel Hacke montre de manière convaincante que ses prises de positions politiques expriment une adhésion fondamentale aux grands principes libéraux.

Toutefois, afin d'éviter de tomber dans l’énumération épuisante des spécificités de chaque courant libéral particulier ou, inversement, de proposer une synthèse d’une généralité sans intérêt, Hacke propose de »réduire« le champ d’investigation aux »démocrates libéraux«, c’est-à-dire aux militants de la démocratie libérale: »La querelle très dure autour de la démocratie libérale est au centre du travail entrepris ici; il met l’accent sur ces théoriciens et intellectuels, qui eurent à cœur une rénovation du libéralisme et qui voulurent en même temps consolider, ou du moins stabiliser, la démocratie weimarienne« (p. 34). Un courant de pensée qui ne pouvait alors s’appuyer sur aucune tradition établie, mais dont les relais au sein du monde weimarien peuvent être clairement identifiés: la »Frankfurter Zeitung«, la maison d’édition S. Fischer notamment à travers sa revue »Die Neue Rundschau«, la »Vossische Zeitung«, le »Berliner Tageblatt«, la Deutsche Hochschule für Politik ou encore le Bund verfassungstreuer Hochschullehrer.

Le programme ainsi annoncé, Hacke va l’aborder à travers quatre parties thématiques dans une démarche qui apparaît toujours porté par une logique double: »corriger«(les jugements traditionnels erronés ou trop réducteurs) et »complexifier«(en élargissant la perspective à des domaines ou des auteurs délaissés ou ignorés jusqu’ici par la recherche).

Après une première partie consacrée aux théories politiques d’un libéralisme apparemment triomphant dans l'immédiat après-guerre, mais se méfiant de l’avènement de la »démocratie de masse«, cette logique se manifeste avec bonheur dans une deuxième partie sur la confrontation du libéralisme au fascisme. Hacke s’y inscrit en faux contre le discours traditionnel en contestant l’idée (notamment défendue par Theodor Schieder) que le libéralisme aurait largement ignoré ou grandement sous-estimé la menace fasciste; en nuançant la thèse de la tentation autoritaire des libéraux au tournant des années 1930.

Sur le premier point, Hacke nous fait redécouvrir des analyses libérales du fascisme d’auteurs comme Fritz Schotthöfer ou Moritz Julius Bonn, qui, dès 1923, décrivent avec lucidité et discernement la nouveauté et le danger potentiel du mouvement italien. Sur le second front, Hacke pointe le fait que les thèses de la sympathie du libéralisme pour le fascisme reposent généralement sur la référence à un seul exemple: le livre d’Erwin von Beckenrath, »Wesen und Werden des faschistischen Staates«, publié en 1927. Or classer Beckenrath comme »libéral« n’est possible que si l’on court-circuite son origine bourgeoise avec une position politique. Un procédé auquel la recherche a souvent eu recours, mais qui est manifestement problématique au regard de la relation »très lâche de cette formation sociale avec le libéralisme« (p. 164). Hacke précise qu’il ne s’agit évidemment pas de nier la tendance philo-fasciste au sein de certains milieux nationaux-libéraux, mais qu’un jugement général sur le libéralisme mérite d’être nuancé.

La confrontation avec le danger fasciste ayant permis aux théoriciens libéraux d’affuter leur propre diagnostic critique sur la démocratie, la troisième partie se penche justement sur les analyses libérales des fragilités de l’ordre démocratique et aux moyens nécessaires à sa stabilisation ou à sa défense. Si c’est à Karl Loewenstein que l’on fait traditionnellement remonter le concept de »démocratie militante« (wehrhafte Demokratie), Hacke montre que la question des limites de la tolérance libérale et du relativisme qu’elle induit est bien antérieure et structure le débat weimarien sur la démocratie au tournant des années 1930. L’interrogation porte alors autant sur les moyens juridiques défensifs de lutte contre les ennemis de la démocratie que sur la nécessaire mobilisation républicaine de la population en faveur de la démocratie.

Enfin, la quatrième partie se penche sur un point clé de la critique antilibérale face à la crise manifeste de l’ordre capitaliste au cours des années 1920: la question de l’articulation entre politique et économie. Là encore, Hacke retrace avec précision toute la subtilité et la complexité des débats – pointant notamment la situation paradoxale d’une pensée libérale que tout le monde rejette et déteste tout en la postulant comme dominante. Les analyses que Hacke consacre dans ce contexte à la proximité supposée (mais finalement surtout lexicale) entre les ordolibéraux et Carl Schmitt est salutaire de précision7.

Au bout du compte, Jens Hacke nous propose un ouvrage impressionnant d’érudition qui, pour le dire de manière très concentrée, renouvelle en profondeur notre vision du libéralisme dans l’entre-deux-guerres sans prétendre la révolutionner. Entendons par là que l’auteur souligne à moult reprises qu’il ne s’agit pas de nier l’évidence et les tendances lourdes de l’histoire politique weimarienne: les démocrates convaincus et militants se retrouvent rapidement en minorité, submergés par la lame montante des antirépublicains et des fossoyeurs de la démocratie. Mais, pour autant, par son rejet de l’idée d’un Sonderweg libéral fait de faiblesse et de passivité, et par le refus de l’option déterministe qui voit la catastrophe de l’effondrement comme inévitable, Hacke propose un aperçu innovant de la réalité weimarienne dans laquelle la pensée libérale est loin d’être inerte et défaite intellectuellement.

Plus fondamentalement, Jens Hacke développe une approche des débats démocratiques qui redonne à la contingence sa place dans le devenir historique: l’idée que les acteurs historiques vivent sous le signe des possibles, que chacune de leurs décisions marquent l’existence d’un carrefour et ne constituent pas simplement des balises le long d’un grand boulevard à sens unique.

1 Jens Hacke, Philosophie der Bürgerlichkeit. Die liberalkonservative Begründung der Bundesrepublik, Göttingen 2006.
2 Id., Die Bundesrepublik als Idee. Zur Legitimationsbedürftigkeit politischer Ordnung, Hambourg 2009.
3 Moritz Julius Bonn, Zur Krise der Demokratie. Politische Schriften in der Weimarer Republik 1919–1932, Berlin 2015 (Schriften zur europäischen Ideengeschichte, 9).
4 James John Sheehan, Der deutsche Liberalismus, Munich 1983.
5 Dieter Langewiesche, Liberalismus in Deutschland, Francfort/M. 1988.
6 Ibid., p. 11.
7 Concernant les ordolibéraux, on regrettera seulement la relégation de Franz Böhm au second plan et sa classification malheureuse dans les individus tentés par la sympathie pour le national-socialisme.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Christian E. Roques, Rezension von/compte rendu de: Jens Hacke, Existenzkrise der Demokratie. Zur politischen Theorie des Liberalismus in der Zwischenkriegszeit, Berlin (Suhrkamp) 2018, 455 S. (suhrkamp Taschenbuch wissenschaft, 2250), ISBN 978-3-518-29850-3, EUR 26,00., in: Francia-Recensio 2019/3, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66586