L’ouvrage de Anna Jehle est le neuvième volume de la collection »Medien und Gesellschaftswandel im 20. Jahrhundert«, dirigée par Frank Bösch et Christoph Classen chez Wallstein. C’est aussi le résultat d’une thèse préparée dans leur institution, le Zentrum für Zeithistorische Forschung (ZZF) et soutenue à l’université de Potsdam à la fin de l’année 2017. Ces rappels ne sont pas anodins. La qualité de production de l’équipe du ZZF en matière d’histoire sociale des médias est à nouveau bien illustrée par ce livre.

Anna Jehle revient sur la chaîne de radio privée Radio Luxembourg (devenue RTL en 1966) au cours des Trente Glorieuses en France. Ce choix est doublement original. D’une part, parce que, malgré les efforts et le soutien de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), les travaux français ne s’intéressent que peu aux radios (relativement aux travaux sur la presse écrite, sur la télévision ou l’audiovisuel en général), ou alors en s’intéressant à quelques figures ou émissions de la radio (on pense ici au très récent travail de Marine Beccarelli sur la radio de nuit). D’autre part, les rares travaux dont nous disposons sur RTL dressent de grandes fresques sur l’histoire de la chaîne en général (on pense au travail de Denis Maréchal en 2010) sans prendre en considération la chaîne dans son environnement politique, technique et économique d’une époque, ici celle des années d’après-guerre.

Le travail de l’auteure plonge les lecteurs français dans les antres d’une chaîne mais aussi d’une époque relue différemment que sous le seul prisme du contrôle gaulliste sur l’audiovisuel. Anne Jehle ne fait pas de la IVe République le tour de chauffe de l’audiovisuel sous contrôle de l’ORTF et d’Alain Peyrefitte.A contrario, si RTL a l’image de la chaine qui a su résister en Mai 68 à cette emprise gaulliste, Anne Jehle montre qu’elle n’a pas toujours été une chaîne libérale.

L’analyse proposée par l’auteure inscrit l’histoire de la chaine dans son contexte social et politique. On ne peut comprendre RTL si on ne la saisit pas comme une entreprise à la fois commerciale et politique, à la fois comme un média d’information et comme un support marketing de la nouvelle société de consommation, à la fois comme l’enjeu de luttes techniques pour l’imposition de nouvelles normes européennes de radiodiffusion et comme une riche émulation entre journalistes de l’audiovisuel. Anne Jehle réarticule en permanence (et parfois même un peu trop) RTL dans le champ médiatique de ces années d’après-guerre, où le contenu ne peut être séparé des luttes éditoriales, commerciales et politiques. Le premier chapitre revient sur cette histoire politique et capitalistique.

Vue de loin, Radio Luxembourg est une chaine privée dans un contexte d’emprise de l’audiovisuel public d’après-Guerre. Pour autant, dès ses origines en 1937, la Compagnie Luxembourgeoise de Radiodiffusion – la CLR devenue en 1954 la Compagnie luxembourgeoise de télévision, la CLT – est, certes une entreprise de droit luxembourgeois et de statut privé, mais elle n’échappe à aucun moment au regard et à l’emprise de l’État français. Propriété de la Compagnie des compteurs de Montrouge, de la Banque de Paris et des Pays-Bas et de l’agence Havas, son capital est majoritairement sous contrôle français. L’État français garde une main sur les modes de nomination via l’agence Havas. Si l’État n’a pas été aussi intrusif que pour Europe no 1 ou Sud Radio avec la SOFIRAD, il a toujours observé de près les politiques de nomination.

L’arrivée de Jean Prouvost (»France Soir«, »Le Figaro«, »Paris Match«, »Télé 7 Jours«) à la tête de la CLT en 1966 est ainsi vue d’un bon œil, même si le contenu éditorial échappe assez rapidement aux désidératas du pouvoir. Le choix d’arrêter l’ouvrage en 1975 s’explique par un changement d’ère économique (la fin de la prospérité) et de président de la CLT. On comprend en creux que le changement politique avec l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République a pu également peser sur les choix éditoriaux de la chaine. Cette fin chronologique aurait mérité quelques paragraphes explicatifs de plus.

Le second chapitre s’intéresse aux grilles de programmes des chaînes généralistes au cours des Trente Glorieuses, avant de décliner les contenus de la chaîne: un chapitre consacré à l’information (chap. 3), un suivant au ciblage du public (chap. 4), un autre aux actions marketing (chap. 5) et un dernier à la publicité (chap. 6). Ce choix a le mérite de ne pas faire comme si le contenu éditorial de l’information était indépendant des arbitrages marketing ou commerciaux de la chaine. L’ouvrage d’Anne Jehle permet de prendre la mesure du conservatisme de la société française dans les années 1950. RTL, malgré des innovations radiophoniques fortes, avait une ligne assez conservatrice: c’est le cas du feuilleton radiophonique, »La famille Duraton«; c’est aussi le cas, plus tard, de l’émission de Menie Grégoire, qui innove certes à partir de 1966 en abordant les questions de sexualité à la radio, mais, comme le note l’auteure, beaucoup plus pour assurer un ordre très fortement hétéronormé. Il faut attendre le moment 68 pour que le ton change.

L’un des moments les plus bouleversants pour la chaîne n’est pas tant l’arrivée des gaullistes au pouvoir mais l’autorisation d’émettre d’une troisième chaine: Europe no 1 en 1955. À ce moment, les contenus des deux chaines subissent immédiatement la perte de leur audience, et pour Radio Luxembourg, la nécessité de partager le gâteau publicitaire. Cela a des effets sur le contenu des informations, Europe no 1 valorise une forme d’actualité retransmise en direct, avec des reporters sur le terrain, utilisant l’innovation technique du Nagra. RTL va très rapidement suivre cette direction et étoffer son réseau de correspondants sur le terrain. Avec l’arrivée de Jean Farran, venu de »Paris Match« en 1966, le changement éditorial devient plus innovant. »L’heure de gloire« de ce nouveau style sera la couverture faite des événements de Mai 68.

Anne Jehle montre également comment à chaque resserrement gouvernemental, la chaine a su tirer profit des présentateurs, animateurs ou journalistes licenciés des chaines de l’ORTF. Cela contribue à ce qu’elle appelle le »tournant de l’écriture magazine et star-journalisme« (p. 196–215). Cette lutte concurrentielle entre les chaines a également des effets sur les contenus des émissions pour les jeunes et pour les femmes. RTL devient le symbole d’une »radio-spectacle« (chap. 5), menant de nombreuses campagnes de publicité pour sa chaine autour de ses animateurs stars, de son bâtiment de la rue Bayard, organisant des manifestations avec des produits commerciaux ou l’industrie du disque. Cette concurrence contribue à un changement profond du traitement des campagnes électorales par le développement du recours généralisé aux sondages à partir de la seconde moitié des années 1960. Cette histoire de la radio est également une histoire du secteur publicitaire français.

Le seul regret que l’on peut avoir est parfois le sentiment de confusion et de redondance. En cherchant à toujours situer Radio Luxembourg par rapport aux radios concurrentes, on perd parfois le fil de l’argumentation, d’autant plus quand certaines parties (l’émission de Menie Grégoire par exemple) se retrouve sur plusieurs chapitres. Mais ce sont là des points bien mineurs pour cette étude riche qu’un éditeur français devrait avoir la bonne idée de traduire pour le public francophone.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Nicolas Hubé, Rezension von/compte rendu de: Anna Jehle, Welle der Konsumgesellschaft. Radio Luxembourg in Frankreich 1945–1975, Göttingen (Wallstein) 2018, 414 S., 8 Tab., 29 s/w Abb. (Medien und Gesellschaftswandel im 20. Jahrhundert, 9), ISBN 978-3-8353-3215-7, EUR 44,90., in: Francia-Recensio 2019/3, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66588