Gabriele Metzler nous offre moins un ouvrage d’historiographie qu’un livre d’histoire sur les historiens. Retraçant l’émergence d’une de leurs sous-disciplines, l’histoire du temps présent (institutionnalisée immédiatement après la Seconde Guerre mondiale avec la création à Munich en 1947 de l’institut qui prend en 1950 son véritable essor et son nom d’Institut für Zeitgeschichte, p. 82), elle ne se contente pas d’analyser ce que ces historiens ont à dire, mais se donne les moyens de comprendre dans quel contexte ils le disent, et même de saisir ce qu’ils ne disent pas, et qui pour eux va de soi.

C’est donc dans leurs travaux et dans leurs débats que l’autrice cherche ce qu’est l’État pour eux qui dissertent assez peu sur leur conception de l’État et »dont il faut plutôt dire qu’ils ont une certaine aversion envers la théorie« (p. 13). Il s’agit pourtant de leur cœur de métier: en Allemagne plus qu’en France, l’État et le politique sont au centre des intérêts des historiens, alors même que l’État allemand, son unité, ses frontières, sa légitimité et sa forme ne vont pas de soi, après 1945 encore moins qu’avant. C’est pourquoi dans un premier chapitre Gabriele Metzler remonte aux temps de fondation de la discipline historique, dans la nouvelle Allemagne bismarckienne.

L’histoire de l’État s’est longtemps conçue comme une pédagogie de l’État, réservant aux titulaires des grandes chaires cette autorité qui s’exprime par un mot difficile à traduire, présent plusieurs fois dans l’ouvrage: la Deutungshoheit, qui désigne le droit prioritaire de dire le sens de l’histoire. De cette naissance conjointe, et jumelle, de la discipline historique universitaire allemande et de l’État allemand de modèle prussien, bureaucratique et protestant, le monde historien outre-Rhin a longtemps gardé les stigmates. Un plan chronologique très clair mène ensuite le lecteur jusqu’à aujourd’hui, ou peu s’en faut. On ne retracera pas ici toutes les étapes, afin de mieux mettre en valeur la manière dont l’autrice procède.

La discipline »histoire du temps présent« se définit à travers les objets qu’elle étudie: d’abord la république de Weimar, au sortir de la Première Guerre mondiale; puis la période nationale-socialiste et, progressivement, l’histoire de la RFA, mais aussi de la RDA car Gabriele Metzler n’oublie ni l’histoire, ni les historiens et historiennes de l’autre État allemand de l’après-guerre. L’ouvrage les replace systématiquement dans le contexte politique, mais aussi institutionnel et sociologique, de leur métier: la faible épuration qui suit la période nazie, les phénomènes de génération (assumés, ou pas), le strict contrôle du recrutement, si bien que certaines options possibles ne sont pas présentes non pour des raisons purement intellectuelles, mais parce que leurs représentants n’obtiennent pas de postes, enfin les rites et les grands moments de cette corporation qui met en scène ses conflits en autant de »querelles« rythmant l’ouvrage, et dont les congrès réguliers qui la rassemblent (Historikertag) sont souvent le théâtre principal.

Il ne faut pas manquer la dispute entre Gerhard Ritter et Karl Dietrich Bracher à coup de courriers des lecteurs à la »Frankfurter Allgemeine Zeitung«, ou, surtout, les pages vraiment passionnantes consacrées à la Fischer-Kontroverse (1961–1964) – un moment charnière de débats portant d’abord sur les buts de guerre de l’Allemagne en 1914, puis plus généralement sur l’hégémonie, fermement maintenue par Gerhard Ritter, le Nestor d’une conception conservatrice de l’État, pour aboutir à une confrontation entre ceux qui pensaient que la république de Weimar avait échoué par excès de démocratie, et ceux qui estimaient au contraire qu’elle avait souffert d’un défaut de démocrates.

Autre contexte enfin, constamment rappelé, celui des relations avec les autres disciplines (ces sciences sociales qui concurrencent les historiens en matière de technicité de l’État et, par exemple, accueillent en leur sein, contrairement à eux, des théories marxistes) ou avec les autres champs sociaux de confrontation à l’histoire (les tribunaux, par exemple, où les historiens et historiennes sont appelés à témoigner lors des procès, tardifs, intentés à des criminels nazis).

Gabriele Metzler fait en quelque sorte l’histoire d’une dépossession heureuse. L’État n’est plus l’apanage du pouvoir historien de lui donner un sens. Il perd cette aura mythique du Machtstaat prussien, singulier, pyramidal, bienfaisant et neutre par nature – d’abord par une conversion pragmatique à la démocratie tempérée, ensuite et surtout par la reconnaissance que l’État non seulement interagit avec la pluralité du social, mais aussi est traversé par la pluralité sociale de ses acteurs. Mais cette dépossession est heureuse, puisqu’est ainsi libérée la possibilité d’une recherche plus ouverte, plus inventive, moins corsetée par la nécessité qu’elle s’était d’abord imposée de dire aux Allemands ce que doit être leur État. Ce dernier cesse d’être pour les historiens un principe pour devenir une forme, parmi d’autres, qui comme les autres s’offre à l’analyse située.

La plasticité de la langue allemande permet de forger un grand nombre de mots composés à partir de Staat (État). J’ai compté une quinzaine de ces dérivés dans l’ouvrage, mais c’est une absence qui a plus particulièrement frappé le moderniste que je suis: celle de Bundestaat, État fédéral. Cette absence révèle à quel point perdure chez les historiens du temps présent la focalisation sur l’État-nation unitaire. La mise en valeur de la tradition fédérale, mais aussi de l’intégration européenne, revint à une autre historiographie, elle aussi se dégageant de la tradition prussienne et protestante: celle des historiens modernistes (et pour l’essentiel catholiques) qui cherchèrent à réhabiliter à partir des années 1980 le Saint-Empire et sa complexe pluralité. Mais les enseignements du livre de Gabriele Metzler et sa manière de procéder aident aussi à mieux comprendre cette histoire-là. C’est dire tout l’intérêt de son livre, alerte, bien écrit, remarquablement documenté, pour ceux qui s’intéressent non seulement à la Zeitgeschichte allemande, mais plus largement, sous l’angle d’une histoire sociale des élites académiques, à l’histoire de l’Allemagne depuis 1945.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Christophe Duhamelle, Rezension von/compte rendu de: Gabriele Metzler, Der Staat der Historiker. Staatsvorstellungen deutscher Historiker seit 1945, Berlin (Suhrkamp) 2018, 371 S. (suhrkamp taschenbuch wissenschaft, 2269), ISBN 978-3-518-29869-5, EUR 22,00., in: Francia-Recensio 2019/3, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66593