Que fut la Prusse – à savoir cette monarchie fondée en 1701, dont le dernier vestige, un land hypertrophié, fut supprimé en 1947 par la loi no 46 du conseil de contrôle allié? Un État dynastique, certainement … Mais, à part cela, comme l’indique le tableau de 1888 qui illustre la couverture1 en s’inspirant lourdement de l’iconographie révolutionnaire et postrévolutionnaire, une puissance qui jusqu’en 1918 a constamment tenté de se légitimer par des »idées« destinées à masquer une base avant tout dynastique et militariste. Ces »idées« furent récupérées par le national-socialisme (minoritaire en Prusse sur le plan électoral) installé au pouvoir par Paul von Hindenburg, lui-même un président élu par toute l’Allemagne et qui était d’une certaine manière l’ersatz du dernier roi de Prusse et empereur d’Allemagne issu de la famille des Hohenzollern.

Et pourtant, il y a une histoire de la Prusse, des hommes et des femmes qui ont vécu dans les territoires qui ont porté ce nom. Par Prusse, l’auteur entend aussi le Brandebourg, même si jusqu’en 1701 et au-delà la Prusse se limitait à ce qui devint la Prusse orientale, puis, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, côté russe: l’oblast de Kaliningrad et côté polonais: la voïvodie de Varmie-Masurie, les Allemands en ayant été expulsés. Cette histoire, les archives enfin réunies depuis l’unification de 1990 permettent de mieux l’étudier.

Dans une brève préface, l’auteur, spécialiste reconnu de l’histoire de la Prusse, natif de Berlin et jusqu’en 2018 professeur à l’université Humboldt, rappelle qu’il dirigea le manuel de l’histoire de la Prusse à partir du milieu des années 1990, s’engageant aussi à produire une »historiographie du sujet de la Prusse«. Le sujet exigeait le dépouillement de sources inexploitées et, l’auteur y insiste, son travail aboutit à une recherche qui n’est pas à ranger dans cette production »de type journalistique qui ne fait que reproduire et répéter, même quand elle provient d’universitaires«.

L’ouvrage se termine sur la liste des sources non imprimées (situées surtout à Berlin) et imprimées ainsi qu’un index des noms cités. Il se compose de sept parties: la découverte de la région jusqu’à la fin du XVIIe siècle, le XVIIIe siècle, le début d’une histoire scientifique mais aussi téléologique au XIXe siècle, les »voies particulières« (Sonderwege) d’une histoire de la Prusse en tant qu’État moderne sur les plans économique et social, les visions plurielles durant l’Empire Hohenzollern, le passage d’une vision centrée davantage sur le peuple que sur l’Etat de 1918 à 1945 et l’héritage difficile d’un État disparu depuis 1945.

Le »long« XIXe siècle, qui couvre trois parties, représente un peu plus de la moitié de l’ouvrage, les débuts et le »court« XXe siècle en gros un quart chacun. L’ouvrage représente d’un côté une sorte d’histoire de l’histoire d’une Prusse qui, forcément, est une projection à rebours jusqu’en 1701. Ici l’auteur rappelle les premières chroniques concernant la »vieille« Prusse et le Brandebourg et conclut sur la nécessité pour les Hohenzollern de se doter, au moment où commence leur ascension, d’une origine prestigieuse, l’hypothèse des Colonna de Rome étant abandonnée au profit de celle d’un contemporain de Charlemagne, le comte bavarois Tassilo, de la dynastie Agilolfing.

Le XVIIIe siècle est dominé par l’»autocrate« Frédéric II – et son appareil de propagande, une historiographie »professionnelle« ne représentant alors nullement une priorité. Cette dernière se met en place au siècle suivant, où l’historiographie des »amateurs«, souvent porteuse de propagande dynastique, fait place, après la fondation de l’université de Berlin, à la naissance d’une histoire se voulant scientifique et autonome vis-à-vis de l’État.

Deux longs chapitres sont consacrés à Leopold von Ranke, dont les ouvrages sont parfois relus et corrigés par Bismarck lui-même, et à Gustav Droysen, historien »téléologique« et fidèle sujet de la dynastie Hohenzollern. Le dialogue avec les historiens d’autres pays s’établit, Carlyle, Lavisse, eux-mêmes marqués par la rigueur scientifique allemande, les méthodes se différencient, on s’intéresse de plus en plus à l’histoire sociale, économique et culturelle et de moins en moins à la seule action des »grands« hommes, par exemple Gustav Schmoller (auquel l’auteur refuse l’anoblissement – accordé en 1908 – qu’il a pourtant reconnu à Leopold »von« Ranke).

Le métier se professionnalise, des écoles de pensée et de pratique se constituent et des disputes s’engagent ainsi qu’une concurrence acharnée pour les postes à occuper, quand par exemple en 1896 Reinhold Koser succède à Heinrich von Sybel à la tête des archives nationales de la Prusse, le Geheimes Staatsarchiv. L’historiographie organise des sociétés savantes (histoire du Brandebourg, de la Poméranie), crée des périodiques scientifiques concurrents, ainsi les »Preußische Jahrbücher« (1858), dirigés notamment par Heinrich von Treitschke, puis Hans Delbrück, et les »Forschungen zur Brandenburgischen und Preußischen Geschichte« (1888), concurrence de la »Historische Zeitschrift« (1859) dirigée à Munich par Heinrich von Sybel.

Les grands débats, par exemple Gustav Schmoller contre Max Lehmann, tournent autour de questions prédéterminées par un solide patriotisme dynastique: les réformes de la Prusse vaincue de 1806 ont-elles enterré l’héritage frédéricien ou l’ont-elles préservé – ce qui implicitement signifie qu’elles ont été efficaces et fondent en quelque sorte l’exemplaire puissance allemande de 1900: il s’agissait, comme le dit l’auteur de manière un peu redondante, »d’expliquer et de fonder la base du présent politique en soi« (p. 441) en se demandant si Frédéric II était à l’origine de ce succès ou s’il avait fallu dépasser et corriger son héritage.

À l’heure du combat, que cette remarque nous soit ici permise, on s’accordera dans l’Empire Hohenzollern sur le concept de propagande des »idées de 1914«, tant ces intellectuels étaient persuadés que leur État incarnait une modernité supérieure. Il n’est que de rappeler l’emprise générale du mythe du »mouvement allemand«, terme forgé par Hermann Nohl (pédagogue qui n’apparaît pas ici).

C’est contre une telle représentation d’une évolution pour ainsi dire générale de l’Allemagne, politique, société, culture, vers cet état de modernité supérieure que l’on croit pouvoir constater avant 1914 que s’élève précisément Franz Mehring. Même un historien juif comme Martin Philippson, pour lequel pourtant une carrière en Prusse était impossible, partageait ces convictions, se faisant quasiment chasser en 1891 de sa chaire bruxelloise pour nationalisme allemand. Après 1918 l’histoire de la Prusse n’est plus vraiment centrale, ni pour ceux qui échouent à démocratiser l’Allemagne ni pour les nationaux-socialistes.

On peut regretter ici – ce n’est certes pas le sujet – le fait que la culture »frédéricienne« des leaders nazis ne soit pas rappelée de manière plus concrète (par exemple l’espoir fou en 1945 d’un retournement comparable à celui qui permit à Frédéric II de se tirer d’affaire à la fin de la guerre de Sept Ans), même si l’auteur insiste sur la »récupération« de la Prusse par les nazis. L’auteur est sévère avec »les règlements de compte idéologiques« après 1945, dans lesquels il range partiellement le livre de Friedrich Meinecke sur »La Catastrophe allemande« (1946) et en totalité la littérature de la zone d’occupation soviétique qui donne naissance en 1949 à la RDA.

Le dernier chapitre du livre décrit avec une bienveillance un peu supérieure l’évolution d’une historiographie RDA marxisante vers une vision nuancée et scientifique à l’instar de l’historiographie polonaise qui, quant à elle, même sous le communisme reste avant tout marquée par un fort esprit national. L’idée de la voie particulière de l’histoire allemande (Sonderweg) est présentée comme centrale dès les premières années d’après-guerre dans les débats des historiens de la RFA (p. 551).

Le bref bilan terminal évoque une historiographie plus autonome, plus libre sous les Hohenzollern et davantage sujette à l’intrusion de l’État depuis 1918, un danger que l’auteur voit encore potentiellement peser sur la recherche après la fin de la guerre froide. Ce constat surprend quand on constate, comme il a déjà été dit, l’unanimité pro-Hohenzollern des historiens institutionnels avant 1918 et, en gros, le seul contrepoint social-démocrate, qui n’est d’ailleurs même pas unanimement partagé dans le parti, ni même en France, puisque Mehring est attaqué par Jean Jaurès lui-même, ce que l’auteur n’a pas noté: ce n’était pas son sujet, mais il y avait là un débat international intéressant sur Frédéric II.

L’auteur rappelle, en position stratégique, à la fin des parties III et V les grands adversaires de la Prusse Hohenzollern que furent Ernest Lavisse et Franz Mehring pour mieux les réfuter fort brièvement, comme s’ils ne méritaient pas qu’on s’attarde sur ce qu’ils ont dit. L’histoire ne leur a-t-elle pas donné raison? La Prusse n’est pas l’Allemagne. Ce pays a dû se passer de la Prusse pour entrer dans le concert des nations démocratiques et l’apport des Hohenzollern à l’histoire du pays peut vraiment être questionné. Au centre de l’argumentation de Franz Mehring, la notion »marxienne« de »misère allemande« ne fait-elle pas bien plus qu’annoncer cette longue discussion ouest-allemande sur la »voie particulière« de l’Allemagne? Par ailleurs, même si la Prusse »occidentale«, la Silésie et d’autres régions annexées par la Prusse apparaissent ponctuellement dans l’étude, c’est bien le Brandebourg et, loin derrière, la Prusse orientale qui sont au centre: peut-on faire l’économie des territoires conquis, annexés, administrés?

L’histoire de la Rhénanie est aussi celle de la Prusse après 1815. C’est ici l’occasion de regretter, même si à nouveau ce n’est pas le sujet, l’absence des belles-lettres: Heinrich Heine, observateur et adversaire de la Prusse contemporaine, les grands doutes de Theodor Fontane lui-même, par exemple dans »Schach von Wuthenow«, la description implacable de la prussianisation après les guerres d’unification dans »Buddenbrooks« de Thomas Mann, pourtant un jeune auteur nationaliste alors, et surtout une prise en compte plus critique de l’emprise du nationalisme sur les élites prussiennes (et allemandes) au XIXe siècle. Au total, un appel à fonder les recherches sur le dépouillement d’archives et une étude solide et très bien documentée que l’on peut lire toutefois avec une certaine distance critique.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

François Genton, Rezension von/compte rendu de: Wolfgang Neugebauer, Preußische Geschichte als gesellschaftliche Veranstaltung. Historiographie vom Mittelalter bis zum Jahr 2000, Paderborn (Ferdinand Schöningh) 2018, 696 S., ISBN 978-3-506-78917-4, EUR 89,00., in: Francia-Recensio 2019/3, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66594