Pascal Raggi offre en 500 pages fortement documentées une histoire économique, industrielle et technique, mais aussi sociale, syndicale et culturelle, sans négliger un arrière-fond politique aux dimensions nationales et européennes, de 50 années de désindustrialisation de la Lorraine. Le propos repose sur une bibliographie maitrisée, une exploitation méthodique des archives classiques et un rare recours aux sources orales, chronophages à rassembler et à exploiter.

Le cadre spatial s’impose: la Lorraine du fer, dont l’auteur est devenu un spécialiste de référence. Pour autant, il prend soin de passer et repasser des frontières mouvantes pour évoquer la situation dans le Grand-Duché du Luxembourg (essentiellement), la Belgique et l’Allemagne. Après une première partie qui rend hommage à la construction de la Lorraine du fer, le plan manie les échelles d’investigations thématiques dans un cadre chronologique clairement posé: un demi-siècle de fermetures d’usines et de luttes sociales, de 1966 à 2013, autrement dit de la grande grève des mineurs à la fin des hauts-fourneaux de Florange par ArcelorMittal. Toutes les mines de fer relèvent de l’histoire et la sidérurgie s’est réduite comme peau de chagrin en termes d’emplois, passant de 80 000 à 4000 salariés. Une chronologie plus fine distingue différents temps avec d’abord des difficultés observées dans les mines (1963–1974), puis dans les mines et la sidérurgie (1974–1984), avec ensuite un renouveau dans la sidérurgie (jusqu’au mitan des années 1990).

Le plan retenu reflète ces choix, en six parties qui chacune pourraient donner lieu à d’autres livres. Après un rapide rappel de la construction d’un bassin industriel puissant et d’une société ouvrière fortement structurée entre 1890 et 1960, un temps finalement court, il se concentre sur la baisse des effectifs miniers et sidérurgiques, les innovations techniques portées par les industriels pendant la désindustrialisation, la fragmentation des solidarités ouvrières, le positionnement de la CGT et de la CFDT et enfin les politiques menées par la France et le Luxembourg. Un carré d’acteurs ouvriers-patronat-syndicats-État traverse ainsi l’ensemble de l’ouvrage.

Une sensibilité historique humaniste conduit l’auteur à faire le choix d’entamer son analyse par l’effondrement rapide et qui va en s’accélérant de l’emploi industriel sous la pression de la modernisation technique et organisationnelle, de l’évolution de la demande de produits industriels en qualité et quantité, et donc surtout de la concurrence internationale. Certes, les différences sont nombreuses entre mineurs et sidérurgistes. Pour autant, le résultat apparait presque semblable, avec une disparation de tout emploi dans le domaine minier et à sa très forte réduction pour la sidérurgie. Et aucune source comparable d’emplois industriels ou de services ne compense le retrait: pour Pascal Raggi, bien loin de toute »destruction créatrice« (Joseph Schumpeter), la Lorraine monoindustrielle du fer connait une »destruction destructrice« (Bernard Stiegler).

L’innovation qui passe par les progrès de la mécanisation, l’automatisation et l’organisation du travail porte une amélioration de la sécurité, des conditions de travail, une hausse de la productivité et donc pour partie ce recul du besoin en main-d’œuvre. Les emplois disparaissent peu à peu et le profil de ceux qui restent évoluent. C’est la concurrence, et non l’obsolescence, qui fait disparaître l’activité. L’auteur indique quelques références à »l’américanisation« des formes de travail ainsi qu’aux passages des technologies des secteurs à un autre, dans les deux cas avec des formes d’hybridation, qui donnent envie d’en savoir plus sur le sujet. Il en est de même pour »l’ingénieur«, omniprésent dans cette partie et présenté comme un tout. Il renvoie pourtant à un monde divers tant par la formation que la fonction, la sensibilité que les analyses et solutions proposées. Faire revivre et donner du sens aux débats qui ont conduit aux prises de décision enrichirait l’analyse.

Cette évolution déstabilise les individus et les communautés. Elle provoque une réaction sociale qui possède un événement inaugural emblématique: la grève des mineurs du charbon et du fer de 1963. Le cortège des déplacements professionnels, reclassements, formations et reconversions, départs volontaires, préretraites, licenciements accompagne la désindustrialisation. Les cités ouvrières se meurent, le désarroi teinte les témoignages, et les limites de la solidarité ouvrière apparaissent au grand jour. L’évolution est amplifiée par l’absence de relais industriel et le recours croissant à l’externalisation et à la sous-traitance de certaines tâches. En parallèle, une mythologie de l’âge d’or des temps industriels se met en place, occultant les conditions de vie et de travail difficiles d’autrefois.

Ce monde qui s’effondre entraîne dans son changement des organisations syndicales divisées. Classiquement, grèves et luttes sociales de nature diverse se multiplient, car il faut peser dans les négociations et donner à voir les sentiments de solidarité et de puissance ouvrières. Mais l’essentiel est ailleurs, à savoir faire passer sa vision de la recomposition d’un bastion ouvrier. La CGT, dominante dans le monde minier, adopte des positions en faveur du progrès social et de la nationalisation des mines et des usines, qui peinent à convaincre. Elle recule massivement. Davantage présente dans la sidérurgie, la CFDT se concentre sur la préservation de l’emploi, quel qu’il soit, et adopte une ligne de partenaire social négociateur qui accompagne le recul industriel. Ce qui lui permet de se faire davantage entendre des pouvoirs publics, mais pas toujours de sa base. En dépit d’une réflexion abondante, le syndicalisme ne parvient pas à jouer un rôle moteur dans la transformation économique et sociale.

La comparaison de la place de l’État, en France et dans le Grand-Duché de Luxembourg, avec l’Europe en toile de fond, forme la partie la plus développée de l’ouvrage. Fondée sur une proximité territoriale, historique et économique, elle signale des points communs et des différences. En 2017, la France conserve la troisième sidérurgie européenne et la quinzième mondiale, un atout industriel certain. Mais elle n’a pas été en mesure de créer les emplois promis à la Lorraine du fer et sa production apparaît désormais entre les mains du numéro un mondial dirigé par un Indien et dont le siège est au Luxembourg, ArcelorMittal.

Le Grand-Duché a lui fait le choix de la tertiarisation et de l’internationalisation, qui a davantage préservé l’emploi et élevé considérablement le salaire annuel moyen (record au sein de l’OCDE), au prix ici aussi, et plus largement encore, du sacrifice du pouvoir de décision national. Une forme de réussite qui produit désormais d’importants flux de travailleurs frontaliers français. Une comparaison de mouvements de même nature avec la Suisse conduirait à penser que la seule politique face à la désindustrialisation n’explique pas pareille évolution.

La force de l’approche de Pascal Raggi tient d’abord dans la présentation d’une désindustrialisation conçue non pas comme la disparition de l’industrie sidérurgique mais sa transformation en une forme autre. C’est la fin d’un univers économique fondé sur la grande entreprise nationale et un système de production lié à la production de minerai et à sa transformation, ici par la sidérurgie. C’est également la fin d’une société induite: un certain paternalisme entrepreneurial, des solidarités ouvrières proclamées des »gueules jaunes« et des »hommes du fer«, le poids syndical dans un monde ouvrier. C’est surtout la fin d’un univers mental individuel et collectif, régional et national, porté par une mystique industrialiste.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Denis Varaschin, Rezension von/compte rendu de: Pascal Raggi, La Désindustrialisation de la Lorraine du fer. Préface de Philippe Mioche, Paris (Classiques Garnier) 2018, 506 p. (Histoire des techniques, 16), ISBN 978-2-406-08723-6, EUR 34,00., in: Francia-Recensio 2019/3, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.3.66598