Cet ouvrage constitue la version publiée d’une thèse de doctorat soutenue par l’auteure en 2015. Le travail fourni renouvelle le champ de recherche étudié à plusieurs échelles, tant sur le plan des études urbaines que sur celui des études bourguignonnes, grâce à la comparaison effectuée entre les territoires septentrionaux et méridionaux gouvernés par les ducs de Bourgogne au XVe siècle, et s’inscrit dans la suite de travaux portant notamment sur les villes royales à travers l’exemple de l’ouvrage de David Rivaud sur les villes de Bourges, Poitiers et Tours.

La préface rédigée par Élisabeth Crouzet-Pavan, qui fut directrice de cette thèse de doctorat, souligne la grande qualité des résultats qui constituent un outil d’une richesse et d’une densité rares pour un tel exercice. Il faut préciser que l’ouvrage s’accompagne de deux volumes d’annexes, disponibles en ligne sur le site du Centre Roland-Mousnier (UMR 8596), l’un concernant les fiches prosopographiques des élites dijonnaises, l’autre présentant sur le même modèle les familles dirigeantes lilloises.

Dès l’introduction l’auteure insiste sur le caractère désormais indispensable de la comparaison entre les deux blocs territoriaux sous obédience bourguignonne à la fin du Moyen Âge, comme le font également d’autres travaux récents tels que ceux d’Élodie Lecuppre-Desjardin, notamment pour combler l’écart historiographique largement à l’avantage des territoires du Nord. Le chapitre liminaire présente avec une très grande rigueur les cadres chronologiques, géographiques et politiques des espaces étudiés, en revenant sur les aspects historiographiques majeurs et en présentant les caractéristiques communes des deux villes. Dijon et Lille sont deux cités relativement banales à la fin du Moyen Âge, bien qu’elles soient considérées comme des »capitales« et abritent chacune une chambre des comptes au XVe siècle. Cécile Becchia souligne que la focale principale de sa recherche est celle des hommes, de leur construction et de leurs relations tant au niveau de la ville que de l’entourage princier.

La comparaison entre les deux villes connaît bien sûr des limites qui tiennent notamment à la diversité des sources conservées. Bien que les fonds municipaux soient riches dans les deux cités, les archives dijonnaises permettent de connaître les élites à travers la série quasi complète des registres de délibérations ou papiers du secret, tandis que les élites lilloises sont davantage perçues à travers les comptabilités urbaines très bien préservées pour la période étudiée, pour ne citer que ces exemples de documents. L’auteure présente les institutions dijonnaises et lilloises en soulignant quelques différences, par exemple sur le processus régulièrement détaillé de l’élection annuelle du maire à Dijon, tandis qu’à Lille c’est le prince qui crée l’échevinage chaque année, en vertu de la charte accordée à la ville en 1235. En revanche, il est difficile de percevoir dans ces villes des traces de querelles partisanes, qui ont certainement existé comme le laissent penser certains documents, mais dont les sources conservées ne permettent pas d’escompter des résultats similaires à ceux des travaux portant sur les villes italiennes ou d’autres cités flamandes telles que Bruges et Gand.

La première partie de l’ouvrage, consacrée aux milieux politiques urbains, montre un renouvellement plus fréquent (bien qu’irrégulier) dans les cercles de pouvoir à Dijon qu’à Lille, où les plus anciennes familles occupent la majorité des postes importants, mais il faut dans cette ville analyser l’ensemble des fonctions distribuées annuellement et non uniquement l’échevinage. Par ailleurs, le fort renouvellement dijonnais reste à nuancer dans le sens où plusieurs familles présentes avant 1419 s’affirment encore plus à la fin de la période étudiée, en respectant cependant les normes établies quant au nombre de personnes d’une même famille autorisées à siéger, mais pas celles relatives aux réélections. Le milieu politique dijonnais, assez jeune, reste tout de même plus ouvert que celui de son homologue lillois.

En outre, il est souligné que les fonctionnaires municipaux sont généralement liés aux milieux dirigeants, à l’exception notable que constitue le receveur général de Dijon. L’auteure relève aussi des différences sensibles dans les activités des dirigeants des villes. Beaucoup de marchands sont présents à Dijon, mais ils sont peu à peu remplacés par des magistrats comme le montrent d’autres exemples de villes du royaume, parfois dans de plus larges proportions.

En revanche à Lille, où le nom et l’ancienneté de la famille sont déjà des critères de notabilité, on remarque davantage de manieurs d’argent mais peu de magistrats, ainsi qu’une proportion inhabituellement élevée de gradués en médecine; il est tout de même rappelé que l’état lacunaire des sources laisse probablement échapper un certain nombre de marchands au sein du corps dirigeant. Les origines des élites urbaines sont également analysées, et il en ressort que beaucoup de membres de l’échevinage dijonnais ne sont pas de la ville mais y arrivent comme des hommes neufs, issus d’autres cités du duché voire du comté de Bourgogne, tandis qu’à Lille la plupart des dirigeants sont d’origine locale ou des environs.

La seconde partie s’intéresse aux élites dans l’entourage ducal, en rappelant combien l’»embarras des richesses« évoqué par Werner Paravicini ne permet pas d’effectuer une analyse systématique. L’auteure montre la forte implication des élites dijonnaises dans les postes princiers à diverses échelles, principalement les bailliages et châtellenies, mais plus rarement présentes à la chambre du conseil. Les membres des familles lilloises pour leur part sont régulièrement intégrés dans la gouvernance du bailliage ou encore la prévôté, mais quasiment jamais au conseil de Flandre néerlandophone. Par ailleurs, les Dijonnais sont fréquemment liés au personnel de la Chambre des comptes dont ils cumulent parfois les fonctions, contrairement aux Lillois dont les dirigeants ne cumulent pas. Dans cette ville les familles de la nouvelle bourgeoisie ont cependant régulièrement des parents qui exercent une charge à la Chambre des comptes de Lille, tandis que les plus anciennes familles restent davantage centrées sur la seule vie politique urbaine.

Les Dijonnais sont aussi très présents à la cour du duc, en particulier dans ses hôtels, où ils forment un véritable »milieu«, ainsi que dans l’entourage de la duchesse où les Dijonnaises sont régulièrement présentes. Ce sont généralement les officiers ducaux qui s’investissent dans la société politique urbaine et non l’inverse, bien qu’ils n’y tiennent souvent qu’une place limitée en raison de leur présence auprès du prince ou de son épouse, l’auteure insistant particulièrement sur l’absentéisme de certains aux séances de délibérations de la mairie.

En revanche, les Lillois veillent rigoureusement à ce que les membres de l’élite dirigeante de la ville ne cumulent pas leurs charges urbaines avec des commensalités, seules de rares exceptions étant relevées. L’élite lilloise est néanmoins très présente dans les milieux aristocratiques avec lesquels elle tisse des liens par les services qu’elle rend, mais aussi et surtout en scellant des alliances matrimoniales. Les dirigeants des deux villes participent aussi régulièrement à l’approvisionnement des hôtels ducaux, qui permettent parfois à des Dijonnais d’intégrer le milieu curial mais pas aux Lillois. Par ailleurs la question de la familiaritas, plusieurs fois attestée avec des exemples de parrainages, compérages et commérages, demeure difficile à cerner en raison des limites posées par les sources.

Le cumul des charges municipales et princières est donc permis et assumé à Dijon, alors qu’il est exclu à Lille en raison des normes urbaines établies, ce qui n’empêche pas les élites d’être liées au milieu princier par d’autres moyens comme le montre l’exemple de la famille Dommessent présenté dans la troisième partie consacrée aux parcours des hommes et des familles. Il est parfois difficile d’établir si ce sont les officiers princiers qui veulent intégrer le milieu urbain ou l’inverse, et l’auteure rappelle l’importance de s’intéresser aux trajectoires individuelles qui demeurent le facteur majeur permettant d’expliquer l’implication d’officiers princiers dans la vie politique urbaine. Certains d’entre eux semblent »parachutés« à la tête de la ville, dans le sens où ils n’étaient que peu ou pas intégrés à la municipalité auparavant comme le montre l’exemple de Philippe Machefoing, maire de Dijon durant plusieurs années.

Ces cas demeurent toutefois exceptionnels et n’excèdent pas la première moitié du XVe siècle, tandis que d’autres s’établissent sur plusieurs générations avec des fils occupant parfois des charges municipales qui n’intéressaient pas nécessairement les générations précédentes. L’importance des trajectoires familiales est elle aussi mise en exergue, à travers plusieurs exemples comme celui des Berbisey à Dijon, qui sont des marchands très impliqués dans le trafic du sel et qui se forment rapidement au droit durant le XVe siècle, leur lignée se pérennisant bien au-delà de la période ducale et tissant des alliances avec les principales familles de la ville. D’autres familles connaissent des itinéraires similaires en se spécialisant dans d’autres domaines, par exemple les Chambellan dans les affaires financières.

À Dijon il s’agit majoritairement de familles dont la fortune émerge au début du siècle, à quelques exceptions près, et dont la notabilité et le poids dans les institutions urbaines et ducales se forge sur plusieurs générations, en se resserrant sur un personnage »emblématique« de la lignée après le rattachement du duché au royaume, tandis que d’autres familles disparaissent faute de descendance comme c’est le cas des Échenon. Les trajectoires sont différentes à Lille, où ce sont principalement les familles les plus anciennes qui exercent le pouvoir urbain et qui le quittent lorsqu’elles obtiennent des charges ducales, bien que les parents et alliances leur permettent toujours de conserver un lien avec la municipalité. On y relève comme à Dijon des spécialisations par famille.

En revanche une différence notable entre les élites des deux villes réside dans leurs méthodes de prêts au duc: à Dijon les créanciers sont des particuliers, tandis qu’à Lille c’est la municipalité qui accorde les prêts. L’analyse des trajectoires familiales montre aussi que les formations universitaires deviennent de plus en plus importantes pour les élites dijonnaises, tandis qu’elles demeurent marginales au sein des familles lilloises. L’auteure ajoute que ces élites ont une mobilité régulière, en reconnaissant que ce point mériterait d’être davantage approfondi.

L’importance de l’exercice de charges auprès du prince se ressent d’autant plus dans l’expression de soi des élites dijonnaises sur la période étudiée, ce que soulignait déjà Thierry Dutour dans son étude sur ces dirigeants au XIVe siècle, alors qu’elle est rare à Lille, ce qui peut encore s’expliquer par l’interdiction de cumul des postes. Néanmoins, les personnels urbains servant également le duc ne développent pas pour autant de sentiment d’appartenance à un groupe distinct du reste des élites urbaines. L’ascension et la réussite de certaines familles se retrouve tout de même dans leur culture matérielle, par exemple dans l’élection de leurs sépultures, ou encore dans la façon qu’ils ont de se faire représenter dans des manuscrits qu’ils ont commandés.

L’ensemble de ces éléments ne doit toutefois pas faire oublier qu’ils relèvent de parcours individuels ou familiaux, sans pour autant constituer des normes sociales que tout membre de l’élite serait supposé suivre. Les élites urbaines constituent enfin d’importants réseaux d’intermédiaires pour les municipalités qui souhaitent avoir l’écoute du prince ou de son épouse. La plupart de ces intermédiaires sont originaires de la ville dans le cas dijonnais et s’occupent essentiellement de questions liées à la municipalité, tandis qu’à Lille les échanges sont davantage portés sur des affaires militaires.

La mort de Charles le Téméraire sépare le destin de ces deux villes, mais n’empêche pas une continuité dans la place qu’occupent leurs familles dirigeantes, à Dijon en raison du délaissement dont la ville a fait l’objet sous le dernier duc Valois, et à Lille car la municipalité demeure fidèle au pouvoir de Marie de Bourgogne. Des changements surviennent cependant dans les modes de gouvernement, par exemple à Dijon où le maire est plus fréquemment choisi par le roi ou son gouverneur. Cet ouvrage, qui constitue désormais une référence sur les vies politiques urbaines de ces deux villes et leurs relations au pouvoir princier, se veut également le point de départ d’une plus vaste analyse comparative à mener à l’échelle des territoires du Nord et du Sud des possessions bourguignonnes, qui reste néanmoins dépendante des sources conservées.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Rudi Beaulant, Rezension von/compte rendu de: Cécile Becchia, Les Bourgeois et le prince. Dijonnais et Lillois auprès du pouvoir bourguignon (1419–1477), Paris (Classiques Garnier) 2019, 548 p. (Bibliothèque d’histoire médiévale, 22), ISBN 978-2-406-08084-8, EUR 57,00., in: Francia-Recensio 2019/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.4.68291